« Un grand moment de littérature »
Recension de Fils de voleur de Manuel Rojas par Ernest London sur le site de la Bibliothèque Farenhehit 451.
En racontant les jeunes années d’Aniceto Hevia, l’écrivain chilien Manuel Rojas livre ses souvenirs d’enfance : sa famille en perpétuel déménagement pour suivre les activités professionnelles du père, voleur renommé, puis la soudaine dislocation de celle-ci et son errance, alors qu’il est encore à peine un adolescent, entre l’Argentine et le Chili. « S'est ainsi que je partis à l'aventure, avec pour tout bagage une mère morte, un père en prison et trois frères disparus ; c'était beaucoup pour quelqu'un d'aussi jeune, mais d'autres enfants étaient peut être encore plus à plaindre. »
Sans soucis de chronologie, les épisodes remontent à la surface et s’enchaînent, reviennent sur eux-mêmes, s’attardent parfois plus sur les rencontres, personnages « qui résistent encore, avec des fortunes diverses, à la journée du huit heures, à la rationalisation du travail et à toutes les règles de transit international », que sur le narrateur. « C'est une longue et confuse histoire. Tout est de ma faute : je n'ai jamais su avancer pas à pas. Ma mémoire saute d'un fait à l’autre, se saisissant de ceux qui apparaissent de prime abord, revenant sur ses pas lorsque les autres, plus paresseux ou plus denses, remontent à leur tour des profondeurs du passé. »
Après une période de relatif confort au sein de sa « tribu », mais pendant laquelle l’errance déjà domine, encore gamin, il doit soudain travailler pour survivre : « transformé en esclave, affamé, sale et furieux, je compris qu'il existait quelque chose de pire que de perdre sa mère ou d’avoir son père en train de purger une peine à Sierra Chica ou à Ushuaïa : être sous la coupe de quelqu’un qui, sans droit ni nécessité, vous traite à coup de pieds dans le cul ». Tour à tour ramasseur de maïs, aide-menuisier, manœuvre, apprenti mécanicien, peintre en bâtiment, il contracte une pneumonie à force de coucher dehors. Sans attache et dans un état de dénuement des plus complets, il gagne une relative liberté. « Avez-vous essayé d'imaginer ce qui se produisit lorsque l'homme découvrit que l'on pouvait faire cuire les aliments et manger chaud ? Il signa sa sentence d'esclavage éternel. Finie la vie au grand air, les voyages, l'espace, la liberté. » « La rue nous appartient, et la ville, et la mer. Parfois, lorsqu'on n’a rien, on a l'impression de tout avoir : l'espace, l’air, le ciel, l’eau, la lumière, et surtout le temps, le temps qui donne l'impression de tout avoir. Celui qui ne possède pas le temps ne possède rien, l'homme pressé ne profite de rien, il n'a que sa hâte. Ne te presse pas, marche doucement et sens, et si tu ne veux pas marcher, étends-toi sur le sol, regarde et sens. Ne pense à rien, oublie ce que tu dois faire, que le patron t’attend, que le vendeur doit venir te voir, qu’il te faut prendre ce tramway. »
Avec ce récit autobiographique, Manuel Rojas décrit la condition des misérables, étouffés par la misère au point de ne plus vivre que dans l’instant, autant pour profiter des moindres plaisirs que pour résister aux innombrables souffrances, au froid et à la faim, à l’isolement et à la maladie. Sans colère et paralysés par une sorte de résignation, ils n’ont bien souvent d’autres objectifs que de trouver de quoi subsister jour après jour. Un grand moment de littérature.
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