« Dynamiques, vertus et pluralités sécessionnistes »
Recension de Faire sécession d'Éric Sadin par Sébastien Navarro sur le site d'À contretemps.
L’image pourrait être celle-ci : un arrêt de bus par une matinée encore noire de nuit, des grappes d’adolescents silhouettés comme des lampadaires. Les corps, immobiles, sont fichés en poteau, les cous sont ployés vers l’avant, les yeux sont nimbés d’une lumière bleutée et perchés à l’aplomb d’un écran tenu dans la main. Parfois les oreilles sont obstruées par des prothèses auditives. Alors l’immersion est totale. La coupure d’avec les autres aussi. À chacun son halo étanche. Son armure techno-placentaire. On imagine les cerveaux encore embrumés de sommeil et déjà sous haute stimulation youtubée. On pense que ce quotidien répété laissera forcément des traces. On s’interroge sur les attentions dont seront capables ces jeunes étiquetés digital natives une fois devenus adultes. On s’efforce d’éviter les prospectives univoques, de celles qui conduisent à des surplus de scénarios catastrophes, car on sait l’Histoire riche de ces moments où les humains ont su briser leurs chaînes. Religieuses, politiques, psychiques. L’emprise numérique tient peut-être des trois. Elle a ses gourous, ses codes communautaires, son crypto-langage. Elle sature les imaginaires, aplatit le vivant, nous embuscade dans un présent hystérisé. Il est impossible que les psychés en sortent indemnes. Qu’elles ne soient pas travaillées, en profondeur, par cette technologie qui, parée des atours de l’autonomie et de l’augmentation, ne produit que dépendance et diminution.
Le philosophe Éric Sadin a mené plusieurs excursions dans les arcanes de cette face cachée, essayant à chaque fois, avec un mélange de géniale lucidité et de sobriété, de tracer les multiples étiologies de la peste numérique. Mainmise algorithmique, siliconisation du monde, mystification de l’intelligence artificielle. Sadin a expliqué par le menu comment chaque nouvelle prouesse digitale nous fracturait sur deux plans : dans notre relation à l’autre et au sensible, mais aussi dans nos intimités et intégrités morales. Comme si, à mesure que nous nous abandonnions toujours un peu plus à la férule des machines, nous laissions se dissoudre d’immémoriales autonomies. Il faut lire Sadin parce qu’il est une voix déliée de toute coterie militante. Parce que son verbe n’est pas calibré et homologué par la roide rhétorique postmoderne. Parce qu’il a su soupeser et nommer, au fil de ses intuitions, les enjeux cachés d’un techno-libéralisme vendu par ses promoteurs comme autant de promesses de libération et autre mises en réseau des énergies censées fluidifier nos architectures sociales. Au final, qu’elle soit estampillée 2.0, 3.0 ou bien même 4.0, la démocratie libérale sans cesse mise à jour n’a su produire que dépossession et mutilation des êtres. Pire : avec ses pseudo-médias flattant les ego – entendez ces réseaux virtuels que Sadin nomme avec justesse « plateformes de l’expressivité » –, la tuyauterie numérique a généré un nouvel éthos : celui du citoyen digitalisé, camé colérique et infatué de ses justes causes à défendre, shooté aux likes et émoticônes renvoyés par ces autres pairs abouchés à la même matrice débilitante. Pour une autopsie complète de cet humain multicâblé que nous sommes (presque) tous devenus à des degrés divers, lisez L’Ère de l’individu tyran [1] que le philosophe publiait à l’automne dernier. Où l’individu tyran n’est rien d’autre que l’illustration de la fable de cet être prétendument autoconstruit, indifférent à tout horizon partagé. « Le propre du désarroi, c’est qu’il produit du verbe », avance Sadin en essayant de poser les termes d’une infernale équation : alors que nous n’avons jamais été autant informés sur les maux qui ravagent le monde, comment en sommes-nous arrivés à un tel degré d’impuissance collective (...) ?
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