28/10/24

« Misère de la pensée décoloniale »

Recension de Critique de la raison décoloniale par Sébastien Navarro dans À Contretemps.

Ma prise de conscience de l’imposture postmoderne s’est faite au mitan des années 2010. Jusqu’alors, c’était plutôt d’un œil curieux et enthousiaste que je considérais chaque trouvaille du féminisme intersectionnel et de l’antiracisme décolonial. À l’instar d’un buvard absorbant tout liquide à sa portée, j’étais un « anarchiste ouvert », irrigué d’une fièvre iconoclaste et pas peu fier de bousculer le socle ouvriériste des vieilles barbes blanches. J’appliquais à la chose politique l’irréfragable loi du Progrès qui voulait que la pensée du moment fût toujours plus aboutie que celle d’hier, en attendant celle de demain qui viendrait à son tour tout déboulonner. L’antiracisme ayant cédé la place à l’anti-islamophobie, j’en étais venu à bannir de ma bouche, avec un certain malaise cependant, le vieux slogan anar « Ni dieu ni maître ». N’y avait-il pas dans ce commandement blanquiste quelque offense faite aux croyants « racisés » du pays ? En 2016, je lisais le brûlot de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire. Je trouvais là de belles fulgurances poético-politiques et goûtais cet étrange plaisir de voir mon petit cul blanc botté par une beurette lettrée. Juste retour des choses et du bâton de l’Histoire. Revanche des opprimés ! Quelque chose malgré tout me turlupinait : de révolution, chez Bouteldja, je n’en voyais point, à part cette eschatologie, relativement problématique tout de même, consistant à caser l’humanité sous la poigne égalisatrice de Dieu : « Mais ce cri – Allahou Akbar ! – terrorise les vaniteux qui y voient un projet de déchéance, théorisait la cofondatrice du Parti des Indigènes de la République (PIR) dans la conclusion de son livre. Ils ont bien raison de le redouter car son potentiel égalitaire est réel : remettre les hommes, tous les hommes à leur place, sans hiérarchie aucune. Une seule entité est autorisée à dominer : Dieu. » Si j’étais prêt à émousser les arêtes tranchantes de mon athéisme, il y avait, tout de même, dans cette totale cul-béniterie une direction qui ne m’excitait pas vraiment. Mais bon, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je décidais d’étouffer mes préventions sur l’autel de la solidarité avec les musulmans. Bien décidé à cultiver ma fièvre bouteldjienne, je m’ouvris de mon excitation à un copain du journal CQFD qui m’envoya vertement chier. Des années après, je l’en remercie. Je le soupçonne de m’avoir fait discrètement envoyer, dans la foulée de notre échange animé, un opus autoédité qui m’aida à dissiper les mirages de l’antiracisme décolonial : La Race comme si vous y étiez : une soirée de printemps chez les racialistes [2]. Un texte solidement construit et argumenté qui remettait quelques pendules à l’heure et l’œuvre de Bouteldja à sa juste place : celui d’un pamphlet communautariste. Un voile se déchira : celui de ma culpabilité de « mâle blanc » que rien ne saurait laver des péchés commis par des ancêtres forcément tous colons et exploiteurs. Je cite ce passage qui me ragaillardit d’un coup et me semble, aujourd’hui encore, toujours d’une importance capitale : « On ne se départira plus de cette manière de penser qui assimile systématiquement les habitants d’un État à sa politique, ceux qui résident dans un coin du monde à ce que les dirigeants de cet endroit commettent ou ont pu commettre par le passé. Se résoudre à assumer ces héritages lourdement symboliques, c’est s’assujettir définitivement et se condamner à l’impuissance réelle. On ne peut pas imaginer une perspective révolutionnaire, voire minimalement subversive, qui ne commencerait pas par le refus nécessaire et libératoire de les endosser. » (...).

Pour lire la suite : www.acontretemps.org/spip.php?article1079