« [Le] paria qui, au seuil de l’abîme, fait montre d’un puissant "courage de vivre" »
Recension de Parias de Marina Touilliez par A. C. dans Ballast.
L’enquête de Marina Touilliez fournit une formidable illustration de ce que les « grands esprits » sont avant tout des êtres de chair et d’os, plongés dans l’Histoire, accablés moralement et physiquement par les maux de leurs temps, assaillis par des questions et des énigmes que leur pose leur propre expérience historique. Au fil des pages se tissent de multiples trames, comme autant de destins de « parias » — en l’occurrence de jeunes intellectuels juifs persécutés — qui s’entrelacent et se délient, au gré des vicissitudes politiques des années 1930, de la montée du nazisme à la Seconde guerre mondiale. Le lieu lui-même n’est pas anodin : Paris, ville révolutionnaire, capitale de l’universalisme, où Hannah Arendt trouva refuge en 1933 comme tant d’autres Juifs allemands de sa génération. Pourtant, un malaise ne laisse pas de nous gagner à la lecture de l’ouvrage : la collaboration française avec le régime nazi, et le sort qu’elle réserva aux exilés juifs en France, loin d’être une anomalie ou une interruption du cours de l’Histoire, apparaît rétrospectivement comme l’aboutissement presque naturel d’une décennie d’antisémitisme larvé, d’irrationalité bureaucratique, enfin de lâcheté et de trahison des idéaux qui constituaient la raison même pour laquelle Arendt et ses amis avaient choisi de s’exiler en France. De l’errance administrative du milieu des années 1930, jusqu’à la suppression du droit d’asile par Pétain en 1941, en passant par l’internement de militants antifascistes et d’exilés juifs dans des camps en 1938, soit avant le régime de Vichy, Marina Touilliez décrit un monde sur le point de s’effondrer, livré à une anomie et à un arbitraire croissants, et qui ne tient plus que par les liens de l’amitié. Ceux incarnés par la petite communauté utopique du 10, rue Dombasle, où Arendt et son mari Heinrich Blücher côtoient des personnalités aussi différentes que Walter Benjamin, Erich Cohn-Bendit, Lotte Sempell ou encore Arthur Koestler. Tous ont pour point commun de n’avoir plus de patrie, d’avoir tenté d’échapper à une histoire impitoyable, qui finira par les rattraper, parfois par les tuer. Mais c’est aussi dans cette extrême précarité que se révèle tragiquement la condition politique irréductible du paria qui, au seuil de l’abîme, fait montre d’un puissant « courage de vivre » (...).
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