02/05/23

« "Fausse conscience", vrais combats »

Recension de La Fausse conscience de Joseph Gabel par Sébastien Navarro dans À contretemps.

Lorsque je le rencontre, au début des années 2000 dans le mitan anar, Marwan se fout royalement de ses origines maghrébines. Il se veut un militant révolutionnaire avant toute chose. Il sait le racisme présent dans le pays, mais la question lui semble secondaire eu égard au nécessaire renversement de l’État et du capitalisme. À cette époque, il surjoue la posture : il utilise le mot « bougnoule » pour blaguer et explique, un brin provoc, qu’il n’a pas grand-chose à cirer du conflit israélo-palestinien.

Tout ça évolue, plutôt brutalement, dans le sillage des attentats de 2015. Un micro-événement lézarde sa carapace : un jour, alors qu’il traverse la place centrale d’une ville, Marwan sent le regard des gens attablés en terrasse peser sur lui. C’est comme si, tout d’un coup, il prenait soudain conscience de sa tête d’arabe. Un malaise le saisit dont il n’arrive pas à se débarrasser. Quelle est cette hostilité qu’il croit déceler dans le regard des autres ? À quoi le renvoie-t-elle ? Peu importe au fond la part d’affect dans cette affaire puisqu’il comprend que pendant des années il s’est fourvoyé : il a eu beau la gommer, la « race » a toujours été là, nichée en lui. Invisible peut-être pour lui mais bien visible pour les autres. Désormais sa grille de lecture politique va se décaler : en attendant un éventuel soulèvement prolétarien, il adopte les nouveaux mots et crédos de l’antiracisme postcolonial : populations « racisées », islamophobie, racisme d’État.

Au fil des années, le compagnonnage avec Marwan et d’autres militants antiracistes fait naître le constat suivant : s’ils sont d’une indéniable justesse quand ils dénoncent le traitement ouvertement ségrégationniste de certaines populations de quartiers populaires, leur engagement devient discutable lorsqu’ils inscrivent lesdites discriminations dans le schéma global d’une domination « blanche ». Comme s’il y avait un genre d’équivalence entre la France des années 2000 et l’Afrique du Sud sous apartheid. Qui plus est, le prêche postcolonial porte en lui le germe d’un insidieux chantage : si tu n’es pas d’accord avec moi, c’est que tu es contre moi, et si tu es contre moi, c’est que tu es incapable de localiser ce qui en toi participe à maintenir l’ordre raciste du pays. Une façon de globaliser l’adversaire assez problématique car susceptible de foutre dans un même sac d’opprobre un fieffé zemmourien et un anar universaliste.

En lisant La Fausse Conscience de Joseph Gabel, ouvrage paru en 1962, je ne m’attendais pas à trouver des clés pour visiter à nouveaux frais ces délicats questionnements. Si Gabel décortique par le menu des idéologies ouvertement mortifères comme le nazisme et le stalinisme, sa boîte à outil permet plus largement de tenir à distance tout bloc de croyances ne pouvant prospérer qu’en accommodant le monde à sa sauce. Car ce n’est pas parce qu’une cause est juste à défendre que le réel tout entier devrait s’y plier. Le piège des lunettes idéologiques, et ce quels que soient les contextes et les époques, est de traiter par le mépris tout argument susceptible d’ébrécher les armures militantes. Or, pour être partageable, l’engagement politique ne peut faire l’économie d’un minimum de perspective historique et de mise à l’écart de ses propres affects (« sortir de soi-même », écrit Gabel). Sans quoi, la tyrannie – du groupuscule ou du parti-État –s’enfle de cette démesure qui le porte à croire qu’il est seul détenteur des grandes vérités (...).

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Joseph Gabel