« Faire tribu dans la tourmente »
Recension de Parias de Marina Touilliez par Freddy Gomez dans À contretemps.
S’il y a du sens à lire précisément aujourd’hui ce gros livre qui, une fois ouvert, ne se lâche plus, c’est que, dans les temps délétères et inquiétants que nous traversons, il nous permet de comprendre, du dedans et par-delà le malheur de vivre des apatrides du moment, en quoi et comment le vieux rêve de fraternité humaine peut survivre dans les pires conditions. Au centre de cette saga, il y a la forte et lumineuse personnalité d’Hannah Arendt et sa capacité vitaliste à faire « tribu » – ou communauté humaine – avec des êtres de qualité confrontés aux affres d’un exil français où s’effondra très vite l’idée fantasmée qu’ils se faisaient du « pays des droits de l’Homme » et les espoirs qu’il avait nourris en eux. Pour Arendt, cet exil dura d’octobre 1933 à mai 1941, date à laquelle elle débarque, avec son compagnon Heinrich Blücher, aux États-Unis. « Huit longues années assez heureuses », déclara-t-elle en 1975, à l’occasion d’un discours de remerciement pour la remise du prix Sonning au Danemark. Tout est dans le « assez ».
Cette période de huit ans, Arendt ne l’a racontée que par bribes au gré de ses livres et de ses entretiens et toujours de façon duale, dialectique – comme relevant, d’une part, d’un temps d’effondrement généralisé des valeurs premières d’une République gangrénée par une extrême droite antisémite qui finit par faire corps, sur son cadavre, avec l’État français et, de l’autre, de réinvention, au quotidien de l’infamie, de pratiques de solidarités humaines rendant plus supportable la dureté du quotidien. Marina Touilliez mérite d’être saluée pour avoir su faire de son étude un chant choral à la « tribu » parisienne d’Arendt. Car c’est bien cette « tribu » qui permit à presque tous ses membres de survivre, mais aussi, dans le cas d’Hannah, de garder de ces « sombres temps » un souvenir « assez » heureux, ce qui n’est pas rien.
Parias est une fresque d’ampleur où l’auteure explore par le menu comment, « de trahison en trahison », la République française s’est perdue dans un dédale de compromissions où elle a fini par se renier. Ainsi, le récit des aléas administratifs auxquels furent soumis les « réfugiés “boches” antinazis » ayant fui l’Allemagne et leur discrimination comme « indésirables » au pays des encore « droits de l’Homme » est proprement hallucinant. Quand, de surcroît, le « boche » est juif et pauvre – c’est-à-dire le plus souvent –, tout se ligue contre lui : le flic vaguement antisémite qui traite son dossier, son supérieur « croix de feu » qui le valide et le Consistoire israélite de Paris qui ne manifeste qu’antipathie de classe pour les schnorrers, terme yiddish désignant les « mendiants », et qui préférerait qu’ils partent vers la Palestine, une colonie quelconque ou un pays encore plus lointain. À cette époque, les réfugiés judéo-allemands sont entre 8 000 et 10 000 (...).
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