« "Nous sommes coincés dans un présentisme qui nous aliène" »
Entretien de François Jarrige, auteur d'On arrête (parfois) le progrès, avec Pablo Maillé dans Usbek & Rica.
Entretien avec l’historien François Jarrige, qui déconstruit dans son dernier ouvrage le fameux adage selon lequel « on n’arrête pas le progrès ». Et dessine quelques pistes pour un futur – vraiment – décroissant.
« Saviez-vous qu’au siècle de la machine à vapeur, on s’inquiétait déjà de la surconsommation d’énergie et des limites à la croissance ? Que la ‘fée électricité’ avait été rejetée par des réfractaires au confort moderne, soucieux de ne pas dépendre de grands systèmes techniques ? Imaginiez-vous que nos ancêtres fustigeaient les automobilistes ‘écraseurs’ et s’en prenaient à l’accélération des transports ? »
Dans son passionnant ouvrage On arrête (parfois) le progrès (Éditions L’échappée), l’historien François Jarrige propose un recueil d’une soixantaine d’articles courts mais incisifs, rédigés principalement pour le compte de la revue La Décroissance. Tout en ayant recours à l’histoire pour démontrer « qu’il n’y a pas de fatalité technologique », le chercheur propose dans sa dernière partie de dessiner quelques pistes pour un horizon décroissant, où le futur ne serait plus condamné à « l’implacable règne des machines ». Entretien.
Usbek & Rica : Vous comparez dans votre introduction l’émergence du mot « décroissance » à celle du mot « communisme » au début du XIXème siècle. En quoi ces deux termes ont-ils « la même fonction symbolique et politique » ?
François Jarrige : Quand le mot « communisme » surgit après la Révolution française, autour de 1830, c’est un mot qui n’est pas encore identifié à une théorie ou à un corpus très précis. Il est plutôt conçu comme une réaction au triomphe de la propriété privée comme fondement de l’ordre social, dans le contexte de l’époque. C’est donc un mot provocateur, qui entend résoudre les impasses du capitalisme industriel à travers une mise en commun des biens, et divers auteurs s’en empareront pour dessiner les chemins de l’avenir.
Il me semble que le mot « décroissance » a aujourd’hui une fonction sociale et politique équivalente. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, l’idée de croissance économique s’est imposée non seulement dans l’espace public mais aussi dans toutes les politiques publiques comme l’un des ciments de l’ordre social et comme un nouveau dogme. La décroissance, qui a surgi pour de bon il y a une vingtaine d’années, essaye d’attaquer le cœur de ce système idéologique dominant. De même que le communisme avant lui.
Par ailleurs, la décroissance fait l’objet du même type de dénonciations caricaturales dans l’espace public : elle devient une sorte de spectre que l’on agite pour faire peur ou pour recadrer le débat. Le tout dans un contexte de réinvention débridée des cadres de pensée et de crise des idéologies qui ont pendant longtemps structuré notre rapport au monde. Là encore, comme au début XIXème siècle (...).
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