« Le bel âge, la belle ouvrage ! »
Double-page consacrée aux éditions L'échappée, à la revue Brasero, à Histoire sans paroles de Samuel Dégardin et Parias de Marina Touilliez par Antoine Bertrand, Clarence Collige-Loysel et Arnault Costilhes dans le vingtième numéro de la revue des librairies indépendantes Initiales.
L'échappée belle
Le bel âge, la belle ouvrage ! En 2025, les éditions L’Échappée fêtent leurs vingt ans. L’occasion de mettre à l’honneur ces francs-tireurs du livre autant attachés à perpétuer un certain savoir-faire, une tradition propres au métier de l’édition qu’à porter haut l’héritage et l’actualité d’une critique sociale libertaire et anticapitaliste. Sans oublier, maquettés avec soin, les récits précieux de conteurs invétérés, hérauts de la marge, bagnards en cavale et bandits de grand chemin, chantres du Paris populaire et perdu.
Fondées en 2005 par Cédric Biagini et Guillaume Carnino, les éditions L’échappée ont rassemblé, au cours de deux décennies, un catalogue de plus de deux cents titres – cent soixante-quatorze actuellement disponibles – qui occupe une place de choix dans le paysage contemporain de l’édition militante. À l’abri des modes intellectuelles du moment (aussi mouvantes que dans le prêt-à-porter), la maison conjugue l’idéal libertaire et la critique sociale dans un monde de plus en plus abîmé par le déploiement des infrastructures et dispositifs numériques. En 2007, L’échappée acquiert une notoriété plus large en publiant La Tyrannie technologique, livre-manifeste qui a initié de multiples parutions postérieures comme autant de dévoilements des aspects aliénants du numérique dans nos vies quotidiennes. Outre ce versant technocritique, l’arrivée de Jacques Baujard en 2009 a impulsé une nouvelle sensibilité plus littéraire au sein du catalogue. Grand connaisseur de l’écrivain Panaït Israti, il lance, il y a dix ans maintenant, la collection Lampe-tempête dédiée à la réédition de pépites oubliées de la littérature, aux si belles couvertures reconnaissables entre toutes. Dans ce rapide aperçu de la ligne éditoriale de la maison, signalons aussi Versus, la magnifique collection dirigée par Patrick Marcolini, une des plus originales et stimulantes propositions dans le domaine de la théorie critique dont le souffle – marxiste hétérodoxe mâtiné de l’héritage situationniste – apporte un appel d’air au sein de la mêlée idéologique contemporaine. Fidèles héritiers d’une longue lignée de dissident·e·s et d’opprimé·e·s, parias et révolté·e·s – des esclaves insoumis quilombos aux noctambules situationnistes –, ces joyeux éditeurs perpétuent à leur manière, et de la plus belle des façons, une tradition qui singularise l’édition militante, celle d’un attachement à la belle ouvrage, aux livres si joliment façonnés, fidèles héritiers dans ce domaine des Maspéro, Pauvert ou encore Edmond Thomas. À ce titre, on leur doit récemment une nouvelle collection, Le Peuple du livre, dédiée aux éditeurs, imprimeurs, graphistes, à tous ces personnages de l’ombre qui ont fait l’histoire du livre imprimé. Elle vient s’accoler à une autre collection phare de leur catalogue, Action graphique, qui fait la part belle aux dessins, photos, gravures issu·e·s de toute une culture visuelle dissidente. Si vous êtes de passage à Paris, n’hésitez pas à leur rendre visite à la librairie Quilombo (23, rue Voltaire dans le 11e arrondissement) qui regorge de pépites en tout genre – eh oui ! Parce qu’en plus d’alimenter nos rayons en passionnantes parutions, ils s’inscrivent dans la longue histoire des « éditeurs-libraires » qui n’ont cessé de cultiver la joie de (faire) lire.
Antoine Bertrand
Brasero. La revue qui met le feu
Fiat lux… « Éclairer l’histoire de manière oblique, en privilégiant les contestations, les marges, les personnages et événements obscurs, oubliés ou méconnus. » C’est ainsi que s’ouvre l’édito du premier Brasero – revue fondée en 2021 à la faveur du confinement par les éditions L’échappée. Si on y retrouve de nombreux « auteurs maison », l’idée directrice de Brasero n’est pas de donner une déclinaison plus « light » des livres publiés, mais bien de proposer une plongée dans une contre-histoire peuplée de bandits, d’excentriques rebelles, d’oiseaux de nuit et de tout une bande de folles et de fous contestataires.
L'héritage Masereel
Il serait légitime d’attendre d’une collection intitulée Le Peuple du livre qu’elle explore les frontières entre lesquelles naissent ces objets étranges que sont justement les livres. Légitime, mais convenu – mot qui ne fait pas partie du vocabulaire de L’échappée. Ces limites, cette maison d’édition les repousse, et aucun ouvrage ne l’illustre mieux que celui que Samuel Dégardin vient de consacrer à Frans Masereel.
L’inclassabilité de son œuvre interroge. Masereel, né en 1889 en Belgique flamande, est considéré comme l’inventeur des célèbres « romans sans paroles » : confidentiels en leur temps mais qui préfigurent les romans graphiques d’aujourd’hui. Louvoyant entre histoire de l’art et analyse littéraire, Dégardin passe en revue ses livres qui oscillent tantôt vers la fable initiatique (25 images de la passion d’un homme, Mon livre d’heures), tantôt vers l’incarnation métaphorique d’une société impitoyable (Idée, Le Soleil). S’attarder sur son œuvre, c’est méditer sur la polysémie de deux jalons de la vie de Masereel. D’abord, une technique : la xylographie, le procédé de reproduction d’une image au moyen de la gravure sur bois. Et enfin, un engagement : un pacifisme nourri d’idéaux libertaires qui guidèrent la pratique de Masereel qui, dès le départ, déplaça « la guerre du champ de bataille sur le champ social ».
Histoires sans paroles ne trouve pas seulement sa pertinence dans le portrait de l’artiste et de son œuvre, mais aussi dans l’actualité des représentations et des sujets explorés. En rappelant les formes de cet engagement iconoclaste dans une période marquée par deux guerres mondiales, mais aussi par un compagnonnage fraternel (Romain Rolland, Stefan Zweig, etc.), Dégardin ne fait pas que remuer de vieilles idoles : il ressuscite un héritage dont le testament implique constance et rigueur. Et dont Frans Masereel est l’exemple. Une illustration claire qu’il n’est besoin d’aucune parole pour qu’un livre nous parle.
Clarence Collige-Loysel
« Le souci du monde, plus que le souci de soi »
Juifs, intellectuel·e·s, militant·e·s de la gauche allemande : pas de meilleures proies pour les nazis que ces jeunes gens qui fuient leur pays pour trouver refuge dans la France des années 1930. Au fil d’une décennie qui vire au tragique, Marina Touilliez retrace le parcours de ces exilé·e·s exemplaires.
Ce sont des temps de mouise et de douleur, mais aussi d’amitiés indéfectibles. La philosophe Hannah Arendt est le soleil autour duquel gravitent Günther Stern, son premier mari, Heinrich Blücher, le grand amour de sa vie (« sa seule et unique patrie »), l’immense et si touchant Walter Benjamin, le romancier Arthur Koestler, les époux Erich et Herta Cohn-Bendit (les parents de Dany), Chanan Klembort et Lotte Sempell… La plupart trouvent refuge dans un immeuble du 15e arrondissement de Paris, au 10, rue Dombasle. Ici, ils partagent le peu qu’il leur reste, de la chaleur humaine, des livres, des parties de cartes, des petits riens. Hannah les qualifie conceptuellement de « parias » par opposition aux « parvenus. »
Dès leur arrivée, le constat est amer : elles et ils ne sont pas les bienvenu·e·s. Le climat politique en France se dégrade, les espoirs du Front populaire sont vite douchés. Les tracasseries administratives font place aux menaces de reconduction en Allemagne. Dans leur exil français, ils deviennent indésirables. Traques et arrestations préventives les poussent à quitter Paris. Avant même la capitulation et les mesures anti-juives de Vichy, presque tous passeront par les camps de la République, tache noire de notre histoire. Puis la fuite encore, un parcours labyrinthique pour obtenir une place sur un bateau pour l’Amérique, une nouvelle vie pour Arendt et Blücher ; les tentatives désespérées pour franchir les frontières et le suicide de Walter Benjamin à Portbou, en Espagne.
Au sein de la tribu, le climat de confiance et une fidélité sans faille auront toujours maintenu une impressionnante activité intellectuelle et politique, clairvoyante sur l’avancée du nazisme, les désillusions du communisme, les dangers qui viennent. Les principes de la pensée qu’Arendt va développer prennent racine dans cette période.
Marina Touilliez et les éditions L’échappée nous proposent un essai hors norme qui concilie rigueur et empathie. Pas de plus bel hommage rendu à cette communauté d’âmes qui, malgré l’adversité, a toujours gardé à l’esprit « le souci du monde plus que le souci de soi ».
Arnault Costilhes
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