« La série est la forme d’art la mieux adaptée au productivisme »
Entretien avec Bertrand Cochard, auteur de Vide à la demande, par Pablo Maillé dans Usbek & Rica.
Entretien avec le philosophe Bertrand Cochard, dont le nouvel essai Vide à la demande, paru aux éditions L’échappée, propose de « rendre compte des effets délétères » des séries sur nos existences.
« Les séries, une nouvelle école de philosophie » ? Tel était le sous-titre de l’essai publié en 2019 par Sandra Laugier, Nos vies en séries – Philosophie et morale d’une culture populaire (éditions Flammarion). Enthousiaste et optimiste, la philosophe y dressait un panorama de ces véritables « œuvres de pensée », perçues comme opposant « aux ressorts traditionnels de la fiction (…) l’attachement, le care » et « aux stéréotypes de genre (…) des individus singuliers, souvent des héroïnes, aux prises avec les épreuves de la vie ordinaire ».
Cinq ans plus tard, le philosophe Bertrand Cochard se propose de prendre « l’exact contrepoint de ces discours » dans un essai paru le 5 avril aux éditions L’échappée, Vide à la demande. Le résultat est un patchwork de réflexions sur le temps libre, la fiction et l’économie de l’attention, souvent provocantes et toujours stimulantes… qu’on soit d’accord ou pas avec elles. Entretien.
Usbek & Rica : L’argument central de votre livre est le suivant : « C’est parce que l’on travaille trop que l’on regarde trop de séries ». Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir écrit une critique du travail ?
Bertrand Cochard : J’avais déjà développé une critique du travail dans ma thèse sur l’écrivain Guy Debord. Dans ce livre, ce qui m’intéresse prioritairement est d’identifier ce qui fait de la série le passe-temps privilégié du XXIème siècle. Une des raisons, effectivement, c’est l’intensité de la vie moderne : les cadences de travail, mais aussi l’écosystème numérique dans lequel on se trouve, qui nous vide progressivement de notre énergie et de notre attention disponible. Si la série s’intègre si parfaitement à nos modes de vie, c’est qu’elle est la forme d’art la mieux adaptée au productivisme.
Les séries existent dans tous les formats, elles sont extrêmement diversifiées… Tout cela évoque ce que dit Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme : la marchandise moderne est caractérisée par son absence de résistance, sa familiarité, sa capacité à épouser notre quotidien. De par son format, la série est parfaitement adaptée à l’état d’épuisement ou d’excitation dans lesquels on se trouve en fin de journée. Elle permet de remplir nos moindres temps morts.
Mais la série ne fait pas que « remplir » du temps, ni le passer ou l’avancer, elle lui donne une forme et un ordre – en bref, elle le séquence. Il y a là un indice d’une condition temporelle caractéristique des sociétés du XXIème siècle, à la fois au niveau individuel et collectif. D’une part, on a du mal individuellement à se projeter dans le temps ; d’autre part, on éprouve collectivement une sorte de paralysie, d’inertie historique. La série remplit ce vide : elle permet de se tourner vers des bastions narratifs, qui ramènent la forme de l’histoire dans le moment du temps libre (...).
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