« Grandeur et errances du mouvement décolonial »
Publication des bonnes feuilles de Critique de la raison décoloniale dans l'Antichambre des éditions Agone.
« Décolonial » : ce qui était encore, il y a une dizaine d’années, un néologisme un peu étrange, semble aujourd’hui devenu le dernier concept à la mode dans les milieux universitaires et militants proches de l’extrême gauche. On parle ainsi de « féminisme décolonial », d’« écologie décoloniale » ou encore de « communisme décolonial ». Plus largement, se multiplient les appels à décoloniser les arts, le savoir, le droit, l’architecture, la sensibilité ou même la mode. Que faut-il entendre par là ? Qu’il faudrait, dans tous ces domaines, déconstruire les savoirs et les imaginaires européens ou occidentaux, censés être dominants et intrinsèquement porteurs de logiques racistes, colonialistes et impérialistes.
La décolonisation politique, qui a commencé au début du XIXe siècle avec la victoire des rebelles haïtiens et l’accession à l’indépendance des pays du continent américain, avant de se poursuivre dans l’épopée des luttes de libération nationale au XXe siècle, serait donc au fond un processus inachevé. Car si beaucoup de peuples non occidentaux ont formellement recouvré leur liberté, ils continuent d’être dominés par l’Occident dans leur manière de penser, de se rapporter à eux-mêmes et au monde, leur façon de concevoir leur passé comme leur avenir.
La rationalité, l’abstraction, la logique, la prétention à l’objectivité, l’universalisme sont visés comme des créations et des dispositions d’esprit purement européennes, niant la diversité des visions du monde et des modes de production des connaissances à travers la planète, et notamment chez les peuples indigènes ou autochtones. L’Occident continuerait ainsi d’exercer une oppression culturelle partout à travers le monde : aussi bien à l’étranger, sur les peuples auxquels il impose ses conceptions ou qui les ont intériorisées, que chez lui, sur les populations issues des anciennes colonies.
Ces idées trouvent en fait une partie de leurs fondements dans la pensée décoloniale, développée depuis la fin des années 1990 par une nébuleuse d’universitaires latino-américains majoritairement implantés aux États-Unis. Pour les décoloniaux, la modernité serait intrinsèquement coloniale. Elle débuterait en effet à la fin du XVe siècle avec la conquête de l’Amérique par les puissances européennes – conquête qui s’est traduite par les spoliations et les persécutions que l’on connaît (pouvant aller jusqu’à l’extermination pure et simple), accompagnées de l’infériorisation et même de la négation des cultures indigènes. La modernité, qui s’est toujours présentée comme un processus d’émancipation de l’humanité, serait donc synonyme, dans les faits, de l’établissement d’une impitoyable domination : celle de l’Occident, se concevant lui-même comme civilisation supérieure aux autres. Et cette domination n’aurait pas pris fin avec les décolonisations de la seconde moitié du XXe siècle, loin de là : elle se maintiendrait sous la forme d’« une relation au savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs », entraînant « la soumission des Suds à l’ordre symbolique du Nord global, la relégation dans l’inexistence des formes de vie non occidentales, l’appropriation dévastatrice des communs naturels » (...).
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