« Filiations de la nature »
Recension de La nature existe de Michel Blay et Renaud Garcia par Sébastien Navarro dans À contretemps.
C’était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l’Ukraine avec l’occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l’humain, un livre d’Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l’émancipation doivent s’opposer à la reproduction artificielle de l’humain, et à ce qu’elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d’ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c’était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l’époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d’idées par rapport auquel j’aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l’urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l’après-midi, une bande d’excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l’envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C’était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n’étant plus détestable que l’interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d’apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m’approchai du stand du Monde à l’envers mis à l’envers, l’éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.
J’y découvris tout un continent d’idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s’en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n’impliquait-il pas de s’exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m’avait toujours laissé tiède. J’essayais de piger ce qu’impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s’écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d’interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j’avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n’était pas papa. C’était un autre. Cette révélation m’avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l’embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d’en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d’une soirée avec un couple d’amis où, à l’heure de l’apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c’est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c’est nous qui souffrons, donc c’est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c’était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s’éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l’inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire (...).
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