09/10/20

« La réalité a largement rejoint la fiction »

Dans le cadre de la parution de La Machine s'arrête, interview de Pierre Thiesset, directeur de la collection "Le Pas de côté", par Pauline Porro dans Marianne.

Marianne : Pourquoi avoir choisi de republier La Machine s'arrête aujourd'hui ?

Pierre Thiesset : Ce texte fait partie des grands chefs-d’œuvre de la littérature d'anticipation. C'est une lumineuse critique de notre société technicienne, écrite avec un siècle d'avance. Forster imagine une civilisation où la communication se fait à distance, où les écrans sont omniprésents et où tout le monde est à la merci d'une gigantesque machinerie. Il s'interroge sur le dépérissement de l'humain dans un milieu devenu aussi artificiel. Les similitudes entre ce qu'il décrit et l'emprise actuelle d'Internet sont frappantes. C'est une petite pépite pour nous autres qui remettons en cause la sujétion à la technologie, d'où notre volonté de la republier.

Quelle fut sa réception par le public à sa publication ?
D'après ce que j'ai pu en lire, elle a été mitigée. Quelques-uns ont salué cette œuvre, en y voyant une profonde défense de la dignité humaine face aux bouleversements qu'engendre l'évolution techno-scientifique, à l'atrophie de nos facultés dans un monde de machines. Mais plusieurs critiques la jugeaient excessive et "peu convaincante" : une civilisation aussi automatisée ne leur semblait pas concevable au début du XXe siècle, trop éloignée des conditions d'existence d'alors. En poussant le développement industriel au bout de ses conclusions logiques, Forster avait pris de l'avance sur son temps. C'est plus tard que l'importance de ce texte a vraiment été reconnue, depuis que la réalité a largement rejoint la fiction.

Dans quel courant intellectuel s'inscrit E.M. Forster ? Peut-on le rattacher au mouvement techno-critique?
Il est avant tout considéré comme une grande voix de l'humanisme. Ce n'est pas un doctrinaire qui assène ses vérités, mais quelqu'un qui s'exprime avec pondération. Pour lui, "l'homme est la mesure de toutes choses" et les relations personnelles authentiques ont une valeur suprême. Dans beaucoup de ses écrits, il s'en prenait avec ironie à l'esprit utilitariste et hypocrite d'une bourgeoisie anglaise au cœur "non développé". Et il n'a cessé de défendre la tolérance, les libertés fondamentales, la singularité de l'individu face à la montée du totalitarisme, à l'organisation centralisée et à la massification de la société.
Forster était effectivement très critique de l'idéologie du Progrès. Il mettait en cause la croissance illimitée et le culte de l'argent. Il constatait que le développement des sciences et des techniques portait atteinte à tout ce à quoi il tenait : l'art et en particulier la littérature, les liens humains, la campagne. Très sensible à la nature – des visions panthéistes se dégagent même de certaines de ses œuvres –, il souffrait profondément de la destruction des paysages, de l'envahissement des automobiles, de la prolifération de la banlieue, de la pollution et de l'anéantissement de formes de vie autres qu'humaines. Des passages de ses essais, articles et pièces de théâtre montrent clairement un positionnement "techno-critique". [...]

Pour lire la suite de l'interview : https://www.marianne.net/culture/litterature/la-machine-sarrete-dem-forster-la-realite-a-largement-rejoint-la-fiction