« Une remarquable aventure éditoriale »
Recension des Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin par Patrick Corgneau dans Le Lorgnon mélancolique.
Une autre remarquable aventure éditoriale est celle qui a présidé à la publication d’un roman étonnant : Les Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin, texte écrit dans la langue maternelle de l’auteur, le yiddish, et publié pour la première fois en 1948.
D’abord saluons le courage et la détermination de quelques éditeurs, ici L’Échappée mais aussi L’Antilope pour exhumer les trésors de la littérature yiddish. La mémoire du yiddish est trop belle, trop riche, trop vive pour sombrer dans le silence. “Restez silencieux et vous vous trouverez tout à coup au beau milieu du yiddish” disait déjà Kafka… Et bien qu’il pensât qu’elle était “la langue mourante d’un peuple de fantômes”, Isaac Bashevis Singer écrivit pratiquement toute son œuvre en yiddish. Il voulait par les mots lutter contre l’oubli d’une culture décimée.
Après Jacob Glatstein (admirablement traduit par la grande Rachel Ertel) et son extraordinaire évocation de la Pologne juive avant l’anéantissement, voici une fresque (presque 500 pages) pour ressusciter la vie intense et tragique du petit peuple des artisans et ouvriers juifs de Belleville. La majorité de ces migrants étaient originaires d’Europe de l’Est, terre secouée par les suites de la guerre de 1914-1918, la révolution bolchevique, et fuyaient un tragique contexte d’antisémitisme déjà virulent. À la suite de Jacques l’idéaliste et de Béni l’arriviste, arrivés ensemble à Paris en 1920, on découvre le monde complexe des petits patrons, des ouvriers d’atelier et des façonniers, unis par des liens de solidarité et d’exploitation, avec les hôtels et les garnis où s’entassent les nouveaux venus, les sociétés de secours mutuels, les cercles politiques et culturels animés par d’infatigables militants. Mais aussi la vie trépidante des cafés bellevillois, les combats antifascistes et les grèves de 1936, jusqu’aux pages sombres de la défaite de 1940 et de l’Occupation. Si Belleville est la toile de fond de l’essentiel du roman, peu de lieux sont précisément identifiables ; Benjamin Schlevin en reste à la peinture d’une atmosphère et ne nous promène pas, comme dans un roman policier, par des chemins précis : son réalisme, dans la veine de Zola et de Balzac, ne se nourrit pas de détails topographiques. Son récit est davantage centré sur les immigrés juifs ashkénazes, les pauvres qui restent dans le quartier comme ceux qui ont réussi et l’ont quitté pour descendre vers les Grands Boulevards et la ville bourgeoise. C’est le choix d’un portrait de groupe. On est frappé, à lire Schlevin, de la ressemblance de certains de ses personnages avec les témoins qu’Annette Wieviorka a interviewés pour son ouvrage Ils étaient juifs, résistants, communistes (Denoël, 1986). Schlevin s’inscrit dans la tradition d’un “réalisme social” dans lequel il transcende, à l’évidence, sa position de témoin ayant vécu des situations aisément reconnaissables. Dans tous les aspects de son récit, Schlevin s’efface : la matière romanesque, le portrait d’un destin collectif encapsulé dans l’histoire, constitue bien l’essentiel du livre. Par ailleurs, l’impression d’authenticité qui se dégage du texte réside dans la langue mobilisée par l’écrivain, le yiddish savoureux et farci de mots français dans lequel ses personnages s’expriment. Comme le souligne Denis Eckert en conclusion de sa postface : “La qualité d’évocation du roman tient sans doute à la capacité du romancier à faire entendre cette langue ouvrière parisienne aujourd’hui disparue. Le vrai héros dont on suit le destin du début à la fin, le personnage le plus palpable et le plus reconnaissable des Juifs de Belleville, c’est leur langue”.
Mais revenons sur le long chemin d’écriture et de traduction qui a conduit à cette belle réédition. Peu après son arrivée à Paris en 1934, Benjamin Schlevin (nom de plume de Benjamin Szejnman) conçoit le projet de ce tableau social de l’émigration ashkénaze au travail dans les ateliers de Belleville et se lance dans l’écriture. On retrouve dans la presse yiddish d’avant-guerre des éléments du futur roman, publiés sous forme de nouvelles. Engagé et fait prisonnier après les combats de mai-juin 1940, Schlevin interrompt la rédaction du roman, reprise au retour du stalag en 1945. Le roman sera publié d’abord en feuilleton dans Naye Presse (1947) puis imprimé sous forme reliée en 1948 aux éditions communistes Oyfsnay. Sa publication est alors signalée dans de nombreux titres de la presse yiddish internationale, et plusieurs comptes-rendus publiés (...).
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