« Une plume »
Recension de L'Insurgée de Séverine par Alexandre Chollier dans Le Courrier.
Avec les humbles je suis toujours.» Séverine
J’aime son poids dans la main, lequel ne peut que surprendre lorsqu’on le mesure à cette tranche – ici fine et couleur rouge sang – qui d’ordinaire dit beaucoup d’un livre. J’aime la soie de ses pages de papier couché d’un blanc profond où les caractères s’impriment de façon nette et précise. Mais j’aime plus encore sa première de couverture ornée d’une belle plume maculant la page comme si elle n’avait jamais eu le temps de sécher.
A lire – et pour ma part découvrir – Séverine, née Caroline Rémy (1855-1929), en quelques-uns de ses 6000 articles, on se dit qu’effectivement la plume de cette pionnière du journalisme, devenue célèbre «reporteresse parmi les reporters» à force «d’assiduité au travail, de persévérance invincible», n’eut guère le temps de sécher. Mais surtout on ressort ébranlé par tant de qualités mises en évidence en si peu de pages, ici réunies par les éditeurs. Et d’ailleurs on n’est nullement surpris que ceux-ci aient pris un réel plaisir, comme ils le confient dans une «Note» dédiée, à plonger dans la vie et surtout l’œuvre de Séverine et que ceci ait été une «aventure livresque absolument passionnante».
Poursuivant la lecture de cette «Note», on apprendra qu’il a été fait en sorte de «présenter toutes les facettes de cette journaliste libertaire doublée d’une militante infatigable» et que, ce faisant, le livre L’Insurgée 1est devenu une véritable «autobiographie journalistique».
J’aurais donc peine à résumer l’impression ressentie en le lisant, tant celle-la prit différents contours au fil de la lecture et fit naître en moi une fascination pour cette femme dont avant d’ouvrir le livre j’ignorais jusqu’au nom, qui, pour l’occasion, est un prénom.
Riche trouvaille que ce dernier pour celle qui sa vie durant défendra coûte que coûte une liberté et une indépendance totales de pensée; tant vis-à-vis de ses adversaires «libéraux» – ce qui en soi n’est pas vraiment surprenant – que vis-à-vis de ses confrères et consœurs socialistes ou libertaires. Ni patronyme ni patron! serait-on tenter de dire.
Une résolution qui déborde largement toute idée de posture ou de positionnement et de fait l’engage pleinement, tout comme elle nous engage – nous, lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. Car que dire et que penser de celle qui clame haut et fort: «j’aime l’indépendance de l’adversaire autant que la mienne propre». Ou encore qui confie que «ce n’est pas commode de traverser les mêlées ardentes en solitaire, prenant parti pour celui qui vous semble être avec le droit, sans regarder ses couleurs, sans s’enquérir de son nom» (mes italiques).
Ses «portraits» des femmes et des hommes de son temps, au moment de l’écriture déjà disparus (Jules Vallès, Félix Pyat, Victor Hugo, Louise Michel…) ou encore bien vivants (Sarah Bernhardt, Emile Zola, Jean Grave…) sont toujours poignants. Tout comme sont poignantes les situations qu’elle décrit, qu’il s’agisse des dévastations humaines et sociales causées par la colonisation, d’une grève chez des casseuses de sucre ou du jugement d’un propagandiste par le fait.
Son texte («Le choix des mortes») sur le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891, est un modèle du genre. Sa charge contre Jules Ferry, ce «dominateur», cet «assoiffé de pouvoir», ce «possédé d’autoritarisme», est dans la même veine. Et que dire de sa réponse aux critiques que ce dernier article suscita, lorsque, se devant de réagir aux basses manœuvres de ses adversaires, elle leur lança un: «Sans compter qu’au point de vue métier, permettez-moi de vous le dire, vous gaffez! Il faut de la variété: la polémique n’est pas un concours de potaches. Rééditer le même article, presque, avec des signatures différentes, ce n’est pas du jeu!»
L’écriture ne peut qu’engager de façon pleine et entière celle qui tient pareille plume. Autant dire qu’il n’est pas facile de faire entrer Séverine dans le giron des «-ismes», déjà à son époque «fort admis, fort à la mode». Probablement parce que «non!» fut «le premier mot [qu’elle sut] dire». Dire… ou plutôt écrire de sa propre plume.
Remercions les éditions de L’Echappée ainsi que l’association Les ami·es de Séverine pour ce livre à la couverture ornée d’une magnifique plume et pour ce rappel tombant à point: la plume est «l’arme des gens de rien, la petite arme méprisée qui fait grande œuvre depuis que le monde est monde». Elle le restera pour un moment encore (...).
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