« Une colère solitaire »
Recension de Samedi soir, dimanche matin d'Alan Sillitoe par Charles Jacquier dans Le Monde Diplomatique (juin 2020).
Après la seconde guerre mondiale, le Royaume-Uni connaît le commencement de la fin de son empire colonial et la construction d’un État social qui permet au plus grand nombre un bien-être et une sécurité relatifs. Mais les espérances de l’année 1945 s’éloignent avec le retour des conservateurs au pouvoir en 1951. Au milieu des années 1950 apparaît une génération d’auteurs surnommés par la critique les angry young men (« les jeunes gens en colère »), après le scandale provoqué par la pièce de John Osborne Look Back in Anger (La Paix du dimanche), qui met en scène un jeune révolté perdant ses illusions sur l’Angleterre de son temps. Cette appellation générique va servir à désigner des écrivains issus des classes populaires et des régions industrielles, qui veulent dépoussiérer le conformisme des lettres anglaises sur fond de réalisme social : John Wain (1), Keith Waterhouse (2)…
Mais c’est Alan Sillitoe (1928-2010) qui donne un des romans les plus attachants de ces années-là avec Samedi soir dimanche matin, réédité aujourd’hui après trente ans d’oubli, dans la traduction initiale (Points-Seuil). Il y évoque la vie d’Arthur Seaton, un jeune ouvrier du Nottinghamshire, un comté des Midlands. La plus longue partie du livre concerne le samedi soir, « l’un des cinquante-deux jours de gloire de la grande roue de l’année qui tourne si lentement » : ce sont les virées dans les pubs et les soirées trop arrosées qui finissent en bagarres, mais aussi la recherche d’une compagne pour prendre du bon temps. Et qu’importe si la dame est mariée, y compris avec un collègue, ou si elle est l’épouse d’un militaire irascible, qui va se venger. Quand il rencontrera une jeune fille célibataire, Arthur commencera à s’engager dans un tout autre type de relation…
Le dimanche matin, il s’agit de se lever tôt pour aller à la pêche à la ligne. Là, tout en surveillant son appât, Arthur songe aux années passées et à ses expériences récentes. Tout en réaffirmant sa révolte contre les propriétaires, les contremaîtres, les flics, l’armée, le gouvernement, la guerre dans « un monde incohérent et fou », il n’en considère pas moins que « le monde [est] pas si mal fait, si vous savez tenir le coup » et ajoute que « le vaste monde ne sait pas encore qui vous êtes, bien sûr, mais [qu’]il ne tardera pas à l’apprendre ». Ce fut bel et bien le cas d’Alan Sillitoe, dont le roman fut adapté avec succès au cinéma en 1960 par Karel Reisz, et dont l’œuvre a inspiré nombre de cinéastes et de musiciens anglo-saxons depuis soixante ans (notamment The Smiths dans l’album The Queen Is Dead, et Arctic Monkeys pour Whatever People Say I Am, That’s What I Am Not). Le recueil de nouvelles qui succède à ce premier roman, La Solitude du coureur de fond, verra la nouvelle du même nom adaptée au cinéma par Tony Richardson.
Quant à Samedi soir dimanche matin, le lecteur jugera par lui-même s’il relate l’expérience d’un rebelle sans cause ou, plus prosaïquement, celle d’une « entrée dans la vie » à une époque où ses différents âges étaient plus marqués qu’aujourd’hui.
Charles Jacquier
Samedi soir dimanche matin, d’Alan Sillitoe, traduit de l’anglais par Henri Delgove, L’Échappée, Paris, 2019, 284 pages, 20 euros.
(1) John Wain, Hurry on Down (traduit de l’anglais par Anne Marcel), Les Éditions du Typhon, Marseille, 2018, 312 pages, 18,90 euros ; Et frappe le père à mort (traduit de l’anglais par Paul Dunand), Les Éditions du Typhon, 2019, 390 pages, 19 euros.
(2) Keith Waterhouse, Billy le menteur (traduit de l’anglais par Jacqueline Le Begnec), Les Éditions du Typhon, 2019, 246 pages, 17 euros.