01/07/24

« Un témoignage à visage découvert »

Recension du Remplaçant de Nedjib Sidi Moussa par Charles Jacquier dans La Revue du Mauss (n°63, 2024).

Il y a quelques années, Nedjib Sidi Moussa s’est fait connaître avec un essai aussi incisif que dérangeant, La fabrique du musulman [Libertalia, 2017], qui s’inquiétait d’une fièvre identitaire à la « gauche de la gauche ». Elle brouillait les clivages économiques et sociaux au profit d’entrepreneurs communautaires obsédés par les questions raciales ou religieuses : c’est ainsi que l’on est passé dans les représentations publiques de l’Arabe au « Musulman », de l’ouvrier immigré au délinquant radicalisé… Après ce premier essai remarqué, Nedjib Sidi Moussa a consacré plusieurs travaux scientifiques à la guerre d’Algérie et à ses suites, en particulier Algérie, une autre histoire de l’indépendance [PUF, 2019] sur les partisans de Messali Hadj et Histoire algérienne de la France [PUF, 2022] à propos de « la centralité refoulée de la question algérienne en France, de 1962 à nos jours ».
C’est un tout autre ouvrage qu’il propose aujourd’hui avec ce journal d’un enseignant précaire, tenu de janvier à juillet 2022, qui est un « témoignage à visage découvert » sur une réalité massive aussi bien dans l’éducation que les administrations, les hôpitaux, etc., où le précariat est devenu une part de plus en plus notable du salariat. Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique depuis 2013 mais n’a jamais pu obtenir un poste dans l’université française. Il s’en explique sans détour dans son prologue pointant, en général, le « démantèlement du service public accéléré par les contre-réformes suc cessives » et, plus particulièrement, « le désintérêt manifeste [...] pour les questions relatives […] au fait colonial et à l’Algérie – à moins d’adopter les paradigmes à la mode ». En effet, La fabrique du musulman lui « a valu d’être cloué au pilori par ceux qui prétendent […] détenir le monopole de la parole légitime sur l’anti-racisme, les classes populaires et la question musulmane » d’une manière paradoxale, il faut le souligner, car il est lui-même un rejeton des classes laborieuses issues de l’immigration. Devant l’impérieuse nécessité de « faire bouillir la marmite », il est devenu professeur contractuel d’histoire-géographie dans un collège de la banlieue pa risienne tout en donnant quelques cours à l’université comme vacataire. Il décrit ainsi minutieusement son quotidien avec cette double charge épuisante de travail entre des publics très différents dans des lieux éloignés les uns des autres. Il évoque également avec pudeur des aspects plus personnels comme cette conversation avec un ami d’enfance retrouvé où il conclut : « On a fait pire que nos pères ! », car, au seuil de la quarantaine, ceux-ci avaient pu fonder une famille et trouver un emploi stable. Malgré la gravité du propos et l’ampleur accablante des problèmes soulevés, Nedjib Sidi Moussa n’en oublie pas moins de conserver son sens de l’humour – cette politesse du désespoir, comme chacun sait – pour rapporter telle ou telle anecdote récoltée auprès de ses élèves. Pourtant, le fond du propos n’incite guère à l’optimisme quand il constate que pas un de ses élèves ne voudrait devenir enseignant ou journaliste – des journaux que, d’ailleurs, presque plus personne ne lit : « Face aux influenceurs ou aux mafieux, écrit-il, nous [les profs] ne faisons pas le poids aux yeux des enfants d’ouvriers qui assimilent les valeurs dominantes d’une société affligeante. » Il n’est pas dupe non plus des mutations profondes qui ont transformé les élèves dont il s’occupe et les classes populaires venues comme lui du prolétariat immigré : « précarité structurelle, discrimi nations persistantes, nationalisme diasporique, crime organisé, intégrisme religieux, opium sportif et aliénation technologique ». Au-delà du cas français, l’auteur souligne aussi avec justesse les « dégâts causés par les écrans à l’échelle du globe » pour toute une génération incapable d’attention et de concentration. Dans ce sombre tableau, tout n’est peut-être pas perdu quand Nedjib Sidi Moussa rapporte les propos d’une élève qui le remercie pour ses cours sur la Révolution française ou encore, plus généralement, quand il commente les réactions à ses interviews dans les médias : « si je parviens à agacer les nationalistes et les réactionnaires des deux rives, c’est que mon propos touche son but ».

Nedjib Sidi Moussa