« Un regard acéré sur la production artistique de ces dernières décennies »
Recension de L'Empire du non-sens de Jacques Ellul par Frédéric Thomas dans Dissidences.
L’Empire du non sens, paru en 1980, est un livre étonnant. S’appuyant largement sur les thèses de Guy Debord – « nous rejoindrons Debord dans sa remarquable saisie de la société du spectacle » (page 33) –, de Theodor Adorno et, de manière plus périphérique, sur le Marx, penseur de la technique de Kostas Alexos (éditions de Minuit, 1961), Jacques Ellul interroge, dans cet essai, la relation de l’art moderne à la société et au système techniciens. « Technique » entendue comme l’ensemble des outils et procédés techniques, ainsi que la logique « d’efficacité » – « perfection glacée » (page 70) –, qui en constitue le principe, et marque « le primat des moyens » (page 103). Il ne s’agit donc pas seulement d’une critique de la mécanisation de la vie et de la rationalité industrielle, mais, plus largement, de l’autonomisation de ses instruments, qui se muent en système, au point de déterminer notre environnement quotidien.
Ce livre, sans s’y réduire – comme le souligne Mikaël Faujour dans la préface – anticipe d’une dizaine d’années au moins sur ce qui deviendra « la querelle de l’art contemporain » (pages 20-23). Il questionne ainsi l’inflation théorique – « bavardage énorme » (page 146) –, de cet art « de mandarins pour les mandarins » (page 188), la figure de l’artiste « maudit » et « libre », ainsi que sa participation plus générale à un ordre managérial et technique alors en pleine explosion. L’Empire du non sens pêche cependant, comme l’avertit Faujour, par « un systématisme qui paraîtra sans doute excessif », et qui « confine parfois à la mauvaise foi » (pages 5-6). En effet, nombre d’affirmations sur Dada ou l’expressionnisme, la poésie beat, le rock ou le punk par exemple, ainsi que l’absence de référence au surréalisme, témoignent d’une méconnaissance et d’une homogénéisation simpliste, qui desservent l’analyse et suscitent l’irritation. En outre, Ellul prétend dresser un panorama du dernier siècle (soit depuis 1880), alors qu’il semble parfois ne viser que le devenir de l’art depuis la fin des années 1920 (analyse qui correspond à celle de l’Internationale situationniste). Quoi qu’il en soit, comme nous y invite le préfacier, il s’agit de surmonter ces faiblesses si on veut « aller à l’essentiel » (page 7).
Quel est justement « l’essentiel » de cet essai ? La critique radicale de l’art ; à la fois dans sa « récupération » et dans son intégration – qui tendent d’ailleurs à se confondre –, et dans les dilemmes auxquels font face les artistes. Ainsi, de manière provocante, l’auteur écrit : « 1968 fut une bonne année publicitaire. La critique antibureaucratique devient un excellent argument pour les meubles de bureau. L’art s’intègre dans la nécessité ordinatrice. Mais le moment crucial de cette absorption et réutilisation est celui où l’Art se prétend dominateur et libre » (page 48). Ellul se moque de cet art « contestataire », « révolutionnaire », « subversif », financé et célébré par le marché et l’État : « c’est en tant qu’incarnation de l’homme libre que l’artiste est fonctionnaire social, et en tant que contestataire patenté qu’il recueille tous les avantages » (page 251).
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