« Un excellent roman à lire sans tarder »
Recension des Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin par Charles Jacquier dans Phoenix.
Depuis 2023, la collection « Paris perdu » s’attache à un monde pourtant pas si lointain, mais bel et bien disparu tout en affirmant : « Si le vieux Paris n’est plus, sa nostalgie, plus belle encore, demeure. ». On peut en lire l’acte de décès dans le beau livre de Louis Chevalier, L’assassinat de Paris paru pour la première fois en 1977 (rééd. Ivrea, 1997). Celui-ci expliquait la rédaction de son ouvrage par « la certitude que, dans un petit nombre d’années facile à calculer, plus personne n’aura la moindre idée de ce que Paris était, il y a quinze ans à peine, si ce n’est en allant en exhumer l’image, toujours déformée, dans les livres ».
Dernier titre paru dans cette collection originale, ce roman de Benjamin Schlevin (1913-1981) relate les parcours différents des artisans, petits patrons et ouvriers juifs d’Europe centrale venus s’installer dans ce quartier du nord-est de Paris dans l’espoir d’un avenir meilleur et qui se trouvent confrontés aux drames d’une période qui va de la fin de la Première Guerre mondiale à celle de la Seconde. En effet, le récit commence à Varsovie en 1920 où Beni, un jeune homme de la classe moyenne juive sous les drapeaux, décide de quitter son pays natal en proie à la guerre avec la Russie des Soviets pour Berlin, puis Paris. Il y arrive en compagnie de Jacques. Tous deux sont repérés dès leur arrivée à la gare du Nord par Joseph Hecht, un petit patron du textile venu recruter de nouveaux ouvriers pour son entreprise. Beni ne tarde à être l’ouvrier favori du patron, mais ne va pas hésiter à le trahir en devenant l’amant de sa jeune femme qu’il épousera et en fondant sa propre entreprise qui prospère aux détriments de ses concurrents, laissant son ex-patron sur le carreau. Au contraire, son compagnon, Jacques, reste fidèle à ses origines et, tout en cultivant l’orgueil de son métier et de sa classe sociale, milite pour ce qu’il estime être le bien commun, à ses yeux le Parti communiste. On suit donc le destin contrasté de ces personnages sur fond de grande histoire (les événements de février 1934, les grèves de mai-juin 1936, la drôle de guerre, la débâcle de juin 1940, l’Occupation, etc.). Chaque personnage a sa propre épaisseur et ne se réduit pas à un stéréotype facile au service d’une démonstration édifiante. On partage leur vie personnelle, professionnelle, sentimentale, on imagine les logements qu’ils habitent – les hôtels miteux et les logements insalubres, mais aussi pour certains l’appartement bourgeois, voire la villa cossue – les milieux qu’ils fréquentent (le bistrot du quartier, l’association de chômeurs, le club culturel, le parti politique, les salons bourgeois, etc.). L’évocation de ces destins individuels d’émigrés confrontée à la grande histoire est particulièrement réussie. De même il faut noter que Schlevin a une plume efficace pour mener à bien ce récit choral tout en brossant de vrais personnalités, complexes, contradictoires, tragiques, véritables. On en jugera avec ces lignes de conclusion ; Jacques, prisonnier de guerre évadé, se cache dans la forêt et songe au sujet des SS qui le cherchent : « Quelques centaines d’années après leur mort, on retrouvera leurs tombes oubliées, et nous, nous allons continuer à vivre. »
Il faut enfin souligner l’édition particulièrement soignée de ce roman, tant au niveau de sa traduction que de l’imposant appareil critique qui l’accompagne (lexique, notes au fil du texte, étude sur la réception du roman par la critique littéraire yiddish, biographie de l’auteur, etc.). Les amateurs d’histoire apprécieront notamment la mise au point « entre fiction et témoignage » qui rectifie les libertés prises par le romancier avec les faits historiques, sans que cela, d’ailleurs, ne nuise à la crédibilité de son récit. Bref, un excellent roman à lire sans tarder, et pas seulement par les nostalgiques du vieux Paris ouvrier et populaire… (...).
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