20/10/22

« Sport : pourquoi rêvons-nous tant d'avoir des muscles ? »

Entretien avec Guillaume Vallet, auteur de La Fabrique du muscle, avec Laure Coromines dans L'ADN.

Chez les hommes comme chez les femmes, la musculation fait de plus en plus d'adeptes. Pourquoi notre époque valorise autant les corps musculeux ? Réponses du sociologue Guillaume Vallet.

Guillaume Vallet est sociologue spécialiste de l'histoire de la pensée économique, du genre et du corps. Depuis 30 ans, il pratique aussi le culturisme. Dans son ouvrage La Fabrique du muscle à paraître le 21 octobre 2022 aux éditions L'échappée, il tente de répondre à une question : pourquoi sommes-nous en quête de corps toujours plus musculeux ? Entre multiplication des salles de fitness, foyers équipés en appareils, corps sculptés exposés sur les réseaux et vente à gogo de macronutriments... La fabrique du muscle bat son plein. Si « le corps parfait » s'inscrit dans une construction identitaire indéniable, il serait aussi perçu comme le dernier rempart de notre souveraineté, un capital à valoriser et faire fructifier. Dans un monde incertain soumis aux dérives du capitalisme, produire du muscle serait l'ultime recours d’individus dépossédés pour exercer leur liberté et jouir d'un sentiment de contrôle.

Pratique-t-on la musculation de la même manière d’un pays à l’autre ?

Guillaume Vallet : Partout, j'ai retrouvé l’idée selon laquelle il y aurait une voie de salut dans le travail, à l'entraînement, comme dans la vie de tous les jours. En lien avec cette idée, la notion de dépassement et du toujours plus. Cela passe par la fréquence des entraînements, le rythme imposé durant la séance, la recherche de la performance et son suivi rigoureux : on observe d’ailleurs en salle tout un rituel autour de ça, qui renvoie davantage à une organisation très poussée telle qu'on la voit dans le monde du travail plutôt qu’à un loisir. Ce monde de la musculation est toutefois en perpétuel changement : nous n’avons pas les mêmes attentes autour du corps et du muscle qu’il y a un siècle, ou même qu’il y a 20 ans. Le body-building est par exemple bien moins à la mode aujourd’hui que le crossfit ou les sports de combat. Si une certaine mixité des disciplines s’opère, c'est toujours dans une certaine maîtrise de la masculinité, à laquelle demeure affiliée la notion de muscle. Toutefois, et malgré cette attribution, la musculation est un phénomène de masse qui touche aussi bien les hommes que les femmes. Quant aux différences, elles s’expriment en termes de degrés plutôt que de nature. En Amérique du Nord par exemple, le corps et le sport sont réellement les organisateurs de la vie économique, sociale et même culturelle.

Vous parlez de « revanche sur le corps » et de « capitalisme des vulnérabilités », de quoi s’agit-il ?

G. V. : Ce que j’appelle « le capitalisme des vulnérabilités » apparaît dans les années 80. Il s’agit d’un capitalisme qui de façon croissante et endogène produit des vulnérabilités, des fragilités et des incertitudes : les crises financières, causées par la spéculation, ont influencé la vie des gens. Le rapport au corps a aussi été exacerbé par les pandémies : ces dernières ne sont pas par nature extérieures au système économique mais induites par la période de l’Anthropocène, par l’idée que l’homme peut maîtriser la nature, pour aller toujours plus loin toujours plus vite. Notre façon de produire et de concevoir l’économie a fait émerger des causalités externes négatives qui nous fragilisent en tant qu’individus et en tant que système. Finalement, la vulnérabilité est un état où l’individu se retrouve pris dans un entre-deux : il peut être intégré à des sphères rassurantes tout en étant parfois à certains endroits dans le glissement ou l’exclusion. Qu’est-ce qui apparaît alors comme voie de sécurité, comme ancre ? Le corps. C'est la ressource que l’on possède, à travers laquelle on va pouvoir lutter contre l’extérieur. En outre, le corps à modeler apparaît comme un important vecteur de santé. Depuis la pandémie, on observe une explosion du nombre de joggeurs dont la motivation est l’accès à la santé immédiate (...).

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Guillaume Vallet