« Réduire l’écoféminisme à des trucs de meuf version écolo, c’est dévoyer une pensée profondément radicale »
Entretien de Jeanne Burgart Goutal, auteure d'Être écoféministe, par Barnabé Binctin sur le site de Basta !
Qu’est-ce que l’écoféminisme ? Tout à la fois un corpus théorique, des pratiques en lutte et une grille de déconstruction du monde. Un mouvement pluriel auquel Jeanne Burgart Goutal a consacré une monographie passionnante. Entretien.
Basta ! : L’écoféminisme connaît un regain d’intérêt et de notoriété depuis quelques années, mais cela reste un mouvement politique assez méconnu, notamment en France, et ce malgré une histoire longue de plus de 40 ans. Qu’est-ce qui vous a donné envie de plonger en profondeur dans l’étude de ce courant de pensée ?
Jeanne Burgart Goutal : L’écoféminisme ouvre de très nombreuses pistes de réflexion, par les thèmes dont il traite et par les questions qu’il amène à se poser. Ce n’est pas seulement un concept théorique, c’est aussi un mouvement social et militant, avec une histoire longue et complexe, qui s’est illustré dans des luttes et des mobilisations concrètes dans différent pays, autour d’enjeux variés : le nucléaire civil ou militaire, l’extractivisme minier, la déforestation, des scandales sanitaires, la pollution de quartiers défavorisés… L’écoféminisme est un objet passionnant parce qu’il se caractérise par une grande pluralité, et des approches très différentes selon les lieux et les époques. Un des enjeux, c’est donc de ne pas réduire l’écoféminisme à un courant unifié. Il faut plutôt le voir comme une nébuleuse aux contours flous et mouvants, que j’ai essayé de penser comme une arborescence. Il y a des branches essentialistes et d’autres constructivistes, des branches athées et d’autres plus spirituelles – et parmi elles, des sous-branches chrétiennes, musulmanes ou néopaïennes.
Cette diversité est parfaitement assumée, les écoféministes la valorisent même comme un véritable argument rhétorique. C’est une façon de dire : « On ne veut pas reproduire ce schéma de la pensée unique, cette vision monolithique qui est le signe du patriarcat ». Le dénominateur commun à tous ces courants, c’est la conviction qu’il y a des liens étroits entre la domination des femmes et la domination de la nature. Les écoféministes ne se contentent pas de juxtaposer ou d’additionner écologie et féminisme, elles cherchent à les articuler ensemble. C’est leur thèse fondamentale : le patriarcat et le capitalisme écocide ne sont pas deux phénomènes distincts, qui existeraient malencontreusement et simultanément, au contraire, ce sont les deux faces d’une seule et même médaille. Elles parlent alors de « matrice d’oppression », ou parfois aussi de « patriarcapitalisme » – en un seul mot, pour bien montrer que cela fait système. L’écoféminisme vise à démontrer qu’il y a intérêt à penser ensemble ces différentes formes d’exploitation parce qu’elles seraient intrinsèquement liées. C’est ce qui en fait une pensée politique aussi féconde.
C’est aussi ce qui explique que l’écoféminisme ne se résume pas simplement à des problématiques relatives aux inégalités de genre et à la crise écologique ?
De fait, l’essor de l’écoféminisme s’est joué à la croisée de nombreuses luttes. Il prend racine plus précisément dans la lutte antinucléaire, à la suite de l’accident de Three Mile Island (1979), aux États-Unis, à un moment où ce pays connaît un vrai bouillonnement contestataire, avec les manifestations pacifistes contre la guerre du Vietnam et le mouvement pour les droits civiques. C’est aussi la période du « flower power », avec les premières prises de conscience environnementale et le mouvement de renaissance amérindienne. C’est un terreau propice à l’émergence de l’écoféminisme, qui va tenter de faire converger tous ces combats en un seul et même mouvement. Il ne s’agit pas seulement de penser ensemble exploitation de la nature et oppression des femmes, mais bien d’élargir l’analyse à tous les systèmes de domination tout en clarifiant leurs connexions entre eux, qu’ils relèvent des classes sociales, de l’esclavagisme, des orientations sexuelles ou du handicap. L’écoféminisme est une pensée de l’intersectionnalité.
Quand Françoise d’Eaubonne – à qui on attribue la création du terme « écoféminisme » – écrit Le féminisme ou la mort, en 1974, c’est précisément pour appeler le féminisme à prendre position sur les grands enjeux politiques contemporains. Selon elle, le féminisme ne peut plus simplement être un combat mené par les femmes pour les femmes autour de questions comme l’égalité salariale. Il doit muter pour devenir une vraie pensée universelle, un nouvel humanisme. À cet égard, que l’écoféminisme ait ainsi fleuri sur la question nucléaire n’est pas anodin, cela rejoint l’idée de Françoise d’Eaubonne : avec l’atome, il se joue quelque chose qui touche directement à la vie et à la mort, et qui est ainsi dénoncé, de façon hyperbolique, comme un symptôme d’un système particulièrement violent. L’enjeu consiste alors à saisir la racine du mal, et ainsi « redéfinir le féminisme comme un mouvement destiné à abolir toutes les formes d’oppression », selon l’expression de Greta Gaard [philosophe écoféministe états-unienne]. Avec, pour certaines écoféministes, cette idée sous-jacente que la domination masculine est un peu la matrice, la clé de voûte qui ajointe toutes les autres formes d’oppression, une sorte de modèle d’un rapport de domination général.
C’est une approche avec laquelle vous vous tenez pourtant à une certaine distance : tout au long de votre enquête, vous formulez plusieurs doutes concernant ces formulations. Pourquoi ?
Parce que, d’un point de vue rigoureusement philosophique ou historique, ce n’est pas forcément vrai ! Le capitalisme et le patriarcat ne vont pas automatiquement dans le même sens, il y a différentes formes de domination qui peuvent jouer l’une contre l’autre. Il y a des formes d’émancipation des femmes qui ont pu se faire sur le dos de la nature, sur le dos de femmes ou d’hommes de classe sociale plus défavorisée, ou sur le dos d’ouvriers ou d’ouvrières dans d’autres pays du monde. Exemple : lorsque l’on a permis aux femmes de passer moins de temps à la cuisine ou aux tâches ménagères, cela a souvent fait le jeu des industries agroalimentaires, avec la nourriture transformée, textiles, avec le prêt-à-porter… Il y a comme un jeu de dupes : la solution technique a permis d’éviter la solution sociale, avec une répartition plus égale des tâches entre hommes et femmes. Même exemple avec la pilule contraceptive, dans le cadre du contrôle de la reproduction : on a fait croire que le système technologique et industriel était la voie de l’émancipation féminine. [...]
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