« Quelle vie que cette vie ! »
Recension de Vivre ma vie d'Emma Goldman par Francis Pian dan Le Monde Libertaire.
Emma Goldman, « la femme la plus dangereuse des États-Unis » selon le FBI, méritait une réédition intégrale de ses mémoires, Living my life, Vivre ma vie, dans une version reliée, en 2018. Devant le succès rencontré, les éditions de L’Echappée ont choisi une version de poche, toujours en intégrale en 2022, grâce au travail de traduction de Laure Batier et de Jacqueline Reuss.
Un personnage, cette Emma Goldman, un peu oubliée aujourd’hui et pourtant une militante à la réputation internationale.
Ses Mémoires savent allier intimité, vie politique, toujours au cœur des luttes aux États-Unis et gagnée par la lucidité dans sa chère Russie. Certes, il s’agit d’un texte dense et riche. Vous les retrouverez ces acteurs des luttes sociales. Comme elle l’écrit : « Ma vie n’aurait pas été celle que j’ai menée sans tous ceux qui y sont entrés, qui y sont restés - les uns longtemps, les autres un court moment – et qui ensuite ont passé leur chemin. Leur amour autant que leur haine ont contribué à ce qu’elle vaille d’être vécue ». Dans un rythme soutenu, les pages se déroulent relatant les évènements, les espoirs, les souffrances sans jamais renoncer. Vous regretterez qu’elle achève son récit en France à Saint Tropez en 1931 : « Je retournais en France […] pour écrire ma vie. Ma vie… j’avais connu des hauts et des bas, vécu le chagrin amer et la joie extatique, le sombre désespoir et l’espoir fervent. J’avais bu la coupe jusqu’à la lie. J’avais vécu ma vie. Qu’il me soit donné le talent pour brosser le tableau de cette vie que j’ai vécue ! »
Née en 1869 en Lituanie, pays intégré à l’Empire russe, dans une famille juive, elle connut une enfance triste et à l’âge de 16 ans, elle émigre aux États-Unis. A New York en 1889, elle fréquente les cercles anarchistes, rencontre Alexandre Berkman dit Sasha, le compagnon de sa vie et Johann Most, un tribun, une présence à l’éloquence séduisante. C’est la tragédie de Haymarcket Square à Chicago, cette provocation policière pour mettre en cause les anarchistes et organiser un procès truqué qui mobilise Emma Goldman et la guide vers la défense des ouvriers, vers la justice sociale, vers l’anarchisme. Elle n’est pas flamboyante, Emma, elle doute, s’interroge, cherche à garder sa morale comme sa première conférence à la German Union à Rochester le lui permettra.
« Je veux la liberté »
Ce qui distingue le récit d’Emma Goldman de ceux de trop de militants, c’est qu’elle est une femme qui ressent et qui veut vivre. Elle rejette le fanatisme sectaire de certains. « Je veux la liberté, le droit pour chacun de s’exprimer, le droit pour tous de jouir des belles choses. C’était ce que l’anarchisme signifiait pour moi. » A ce titre, elle se veut et s’affirmera toute sa vie comme une femme libre dans ses relations avec les hommes. De très belles pages sur les relations amoureuses et l’égalité entre les sexes. Ce sont des femmes et des hommes qui portent le combat en Europe, aux États-Unis, c’est l’internationalisme.
Et puis, l’affaire Frick va changer la vie du couple Goldman/Berkman. Face à la violence de Frick, patron de Canergie, dans ses relations avec ses ouvriers, à son refus de toute discussion, à la répression menée, Berkman décide de provoquer un attentat contre ce triste sire. Il est arrêté et condamné à 22 ans de prison. Des pages très intéressantes sur ces actions directes à mettre en lien avec l’équivalent en France à la même période. Désespérée Emma Goldman ? Très triste indéniablement mais le combat continue pour faire libérer Sasha et plus globalement pour la justice sociale.
Son premier grand discours, elle le prononce en 1898. Première arrestation. Et les rencontres se suivent dont Voltairine de Cleyre, anarchiste et féministe convaincue. Les pages consacrées aux prisons américaines, à l’arbitraire de la justice, à l’irrégularité des procédures constituent des témoignages passionnants. En 1906, elle fonde sa grande revue Mother Earth en observant un paysage hivernal gagné par le printemps. « Mother Earth, pensai-je, voilà le nom de notre bébé ! La nourricière de l’homme, cet homme libéré et accédant sans encombre à la terre libre. »
Elle part en Grande-Bretagne, autres rencontres : « Tout son être, cependant, brillait d’une lumière intérieure. On tombait rapidement sous le charme de sa personnalité radieuse, d’une force irrésistible et d’une simplicité émouvante. » Louise Michel, évidemment. « La joie bienfaisante que lui inspiraient les fruits de son travail exprimait la foi intense qu’il avait dans les masses populaires, dans leur capacité à créer et à façonner la vie », Pierre Kropotkine. Ces pages me font songer à celles des Mémoires de Louise Michel. De nombreux points communs, le style, la passion, la volonté de convaincre et de se consacrer aux autres. Tout comme sa volonté de rester indépendante, elle travaille comme couturière, sage-femme, infirmière. Vous découvrirez aussi sa passion pour Paris et la découverte des milieux anarchistes français. Aux États-Unis, la violence de la police, la collusion avec la pseudo-justice, les milices de droite extrême, la presse hystérique, tout contribue à museler le mouvement ouvrier (...).
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