« Les pas éperdus »
Recension de Rue du Havre de Paul Guimard par Philippe Bonnet dans Les Soirées de Paris.
Saint-Lazare peut-être plus que d’autres gares, provoque cette sensation de machine à destin. C’était encore plus vrai lorsque l’on y prenait encore le train pour l’Amérique via le Havre ou Cherbourg. La gare Saint-Lazare y cycle et recycle tout un jusant d’hommes et de femmes toujours inquiets des horaires. « Nul ne gîte à Saint-Lazare, c’est un quartier de passe », écrivait finement l’écrivain Paul Guimard (1921-2004) qui vivait rue du Havre, à deux pas de la rue de Budapest, longtemps connue pour sa prostitution pas folichonne. Les éditions de l’Échappée, pour sa collection Paris Perdu, ont eu la bonne idée de racheter les droits de « Rue du Havre », un roman de Paul Guimard qui obtint le prix Interallié en 1957. Un film en avait été tiré mais il a moins laissé de traces dans les mémoires que « Les choses de la vie » de Claude Sautet, sorti en 1970 et justement adapté d’un roman de Guimard. Il n’en reste pas moins que ce livre qui est dès aujourd’hui sur les rayons des librairies, est une belle découverte, grâce entre autres choses à une écriture très plaisante, en raison d’un style fluide et inspiré dont on s’aperçoit au passage qu’on l’avait un peu perdu de vue.
Dans la préface signée Blandine de Caunes, on apprend que l’auteur avait soumis son premier manuscrit au regard critique mais bienveillant des écrivains Roger Nimier (1925-1962) et Antoine Blondin (1922-1991). Lesquels avaient bien identifié le talent de l’auteur et fait en sorte de l’encourager à mieux faire. Le résultat fut et reste probant. Il faut savoir au passage (du Havre) que Blandine de Caunes est la fille de Georges de Caunes et de Benoîte Groult, laquelle vivra ensuite avec Paul Guimard, l’ami de la famille.
L’histoire de « Rue du Havre » est celle d’une triangulation de destins. Entre un homme qui vend des tickets de loterie à proximité de la gare, un publicitaire et une apprentie actrice qui se suivent tous les matins à onze minutes d’intervalle. L’idée du vendeur de billets statique est que les deux personnes qu’il voit passer tous les matins sont faites l’une pour l’autre. Et il se demande avec désespoir comment effacer ces onze minutes afin que le destin réunisse les deux êtres enfin. C’est ainsi que Guimard divise son livre en trois chapitres essentiels, l’un pour Julien et ses billets de loterie, les deux autres pour l’homme, puis la femme.
Au-delà de cette intrigue, il est donc frappant de retrouver un style où l’effort s’effectue au bénéfice d’un genre imagé remarquable. Par exemple en évoquant le talent de Julien à percer les consciences: lui qui savait depuis longtemps « reconstituer un plésiosaure avec un fragment de molaire ». Quant à François, le publicitaire qui travaille dans un grand magasin, il soliloque sur ces dîners de couples sinistres quand les deux « larguent leurs amarres » et que, conséquemment, lui et une certaine Irène, avaient « chipoté d’une dent triste des filets de soles aux sous-entendus, des grives confites dans la gêne », avec un « vin d’Arbois qui sentait la réticence ». Quant à la jeune Catherine, dont un metteur en scène et un producteur abusent au propre comme au figuré, elle doit batailler de surcroît avec ses parents afin de se libérer de leur joug aimant. Réfutant la valeur du bonheur et de la sécurité, elle explique en substance à sa mère, qu’elle n’est sûre de rien, qu’elle apprend à vivre au jour le jour comme les amis de son âge et qu’elle ne possède pas « le Guide Michelin qui lui indiquerait (…) les bonnes routes, les bonnes tables et les virages dangereux ». Prenant sa jeunesse au pluriel elle ajoute, « nous sommes des chemineaux sans bagages qui n’ont pas le bénéfice des voyages organisés » et qu’elle ne sait pas en outre, si elle a bien fait de coucher avec le producteur au lieu du pharmacien que son père lui destinait.
Julien le distributeur de billets de la chance va périr au milieu des pas éperdus. « De quoi est-il mort » a demandé Catherine qui était présente au moment critique de l’accident sur la chaussée de la rue du Havre. « On était plutôt tenté de se demander de quoi est-il né », écrit Guimard dans les derniers mètres de ce court roman, lequel sait nous détourner pour deux bonnes heures de nos petits écrans diaboliques.
En fin d’ouvrage figure une interview de Paul Guimard à qui il est demandé, pourquoi avoir débuté par l’écriture plutôt que par la navigation hauturière. Parce qu’il lui avait été plus facile explique-t-il, de « trouver de l’encre et du papier qu’un trois-mâts barque ». Et que les tempêtes qui secouent les encriers sont « beaucoup plus sérieuses que les autres ». Les amateurs de cette littérature oubliée des années cinquante retrouveront ici avec joie leurs petits plaisirs (...).
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