« Les lieux de Benjamin Schlevin »
Recension des Juifs de Belleville de Benjamin Schlevin par Carole Ksiazenicer-Matheron dans En attendant Nadeau.
Il peut sembler utile aujourd’hui de redonner une vraie clarté, littéraire, historique, à l’émigration ashkénaze du siècle dernier, manière aussi de contrer l’impression tenace qu’un voile d’oubli et de méconnaissance entoure actuellement le fait juif en France. Or, à côté de l’histoire, et on y reviendra, la fiction procure aux lectrices et lecteurs contemporain(e)s un gain de savoir et de représentation loin d’être négligeable, par-delà les inévitables transformations de son matériau initial. Le roman Les Juifs de Belleville (achevé en 1946, publié en yiddish en 1948), récemment retraduit après sa première traduction en 1956 dans une version passablement tronquée, illustre opportunément cette nécessaire réactualisation de la mémoire.
Son auteur, Benjamin Schlevin (un nom de plume), né en 1913 à Brest-Litovsk (dans l’actuelle Biélorussie), est arrivé en France en 1934, après un séjour varsovien où il fréquente les milieux littéraires et commence à écrire et à publier en yiddish. Son œuvre en langue originale est considérable mais encore très peu connue malgré cette première traduction due à un passeur engagé de la culture juive en France, Arnold Mandel. Ce dernier a publié sous pseudonyme l’ouvrage en français, qui comporte beaucoup de coupes, et on peut s’interroger sur l’arrière-plan de cette mutilation ; c’est ce qui motive aujourd’hui une entreprise de mise au jour de l’œuvre initiale grâce à la superbe traduction de Batia Baum et Denis Eckert, également auteur d’une excellente édition critique intégrée à l’ouvrage. Curieusement, cet usage du pseudonyme a fonctionné à tous les étages puisque Denis Eckert revendique sa traduction sous le nom de plume de Joseph Strasburger (le strasbourgeois), dans sa collaboration avec Batia Baum, dont il a été l’élève.
Quant à Arnold Mandel, on a suggéré que le pseudonyme cachait une certaine gêne de sa part à traduire une langue encore méprisée, se relevant à peine dans les années 1950 d’une quasi-éradication par le génocide nazi. Voire ! Plus largement, les coupes opérées relèvent d’une certaine prudence dans la présentation de ces émigrés juifs polonais souvent méprisés eux aussi, par la population environnante mais également par les Juifs français plus anciennement installés et fiers de leur intégration à la « nation France », pour laquelle ils se sont massivement engagés en 1914. La suppression de passages entiers consacrés aux émeutes fascistes de février 1934 vus à travers le prisme du prolétariat juif irait dans le sens de cette attitude précautionneuse, qui veut donner une image plus policée (et apolitique) de cette communauté nouvellement installée et stigmatisée par les stéréotypes du radicalisme politique. Et de fait, l’auteur n’a jamais caché sa proximité avec le mouvement communiste, en lien avec les multiples associations présentes dans le tissu de la vie collective des Juifs de l’Est à Paris, surtout dans les quartiers évoqués dans le roman : Belleville d’abord, et certains autres lieux caractéristiques, comme, dans le Xe arrondissement, la rue de Lancry où se trouvaient un théâtre juif et la Kultur-Lige, la ligue de la culture, fondée dans les années 1920 en Russie et passerelle de l’engagement à la fois culturel, communautaire et politique (à gauche) de l’émigration ashkénaze (...).
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