16/11/21

« Le militantisme “woke” ne cherche pas à convaincre mais à régenter la vie des autres »

Entretien de Renaud Garcia, auteur du Désert de la critique par Kévin Boucaud-Victoire sur le site du Comptoir.

Spécialiste de Christopher Lasch, Piotr Kropotkine et Léon Tolstoï, auxquels il a consacré des ouvrages, Renaud Garcia enseigne la philosophie au lycée, à Marseille. Ses recherches portent sur l’anarchisme, la critique sociale et la décroissance. En 2015, il a publié « Le désert de la critique. Déconstruction et politique » (L’Échappée), ouvrage dans lequel il analyse les effets politiques à gauche et à l’extrême gauche de la pensée déconstructiviste (Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Judith Butler, etc.) d’un point de vue socialiste et libertaire. Six ans plus tard, il réédite ce livre en édition poche, chez le même éditeur, agrémenté d’une préface inédite de plusieurs dizaines de pages. Dans celle-ci, il met à jour ses réflexions à l’aune de la montée du militantisme “woke” , en vogue depuis peu.

Le Comptoir : Qu’entendez-vous par “militantisme woke” ?

Renaud Garcia : Ce terme, qui renvoie en anglais au fait d’être éveillé, attentif, en somme d’avoir pris conscience d’une injustice ou d’une domination subie ou exercée, est apparu suite aux émeutes de Ferguson aux États-Unis en 2014. Plus encore avec l’émergence du mouvement Black Lives Matter et le meurtre du Noir américain George Floyd. Il apparaît donc dans le contexte d’une lutte pour l’égalité des droits, et contre la discrimination raciale.

Il est d’importation récente en France, à tel point qu’immergé pourtant dans ces questions au moment de la rédaction de la première édition du Désert de la critique (2014/ 2015), je ne l’avais pas vu passer.

En somme, une personne “woke”  redouble d’attention au sujet de sa place dans la société. Elle interroge le regard (en général dépréciatif) que l’on porte sur elle et qu’elle a intériorisé, mais aussi, à l’autre bout du spectre social, les privilèges inconscients dont elle bénéficie, par le simple fait d’être ce qu’elle est (par exemple, un “homme blanc à vélo”…). Ainsi, le militant “woke” peut être aussi bien le dominant qui pratique son examen de conscience que le dominé, membre d’une minorité qui se bat pour devenir visible socialement.

Ce militantisme, particulièrement prisé par la jeunesse des classes moyennes métropolitaines, se passe en bonne part derrière un écran, en jouant de l’influence des réseaux sociaux. Affiches et collages néo-féministes, agitation pour interdire la tenue de conférences et séminaires dans les départements de certaines universités, déboulonnage de statues, appels à la censure de certaines représentations artistiques (comme la pièce Les suppliantes d’Eschyle, interdite à la Sorbonne en 2019 au nom de la défense de l’identité noire, car le metteur en scène avait choisi de maquiller les visages des comédiennes d’une œuvre dont les personnages principaux, les “suppliantes”, sont pourtant d’origine égyptienne), entrisme dans des partis politiques, font également partie de ce registre militant. Par exemple, on peut rassembler sous l’étiquette “woke” les campagnes d’affiches contre la “culture du viol”, les coups d’éclat d’Alice Coffin, les activités du Comité Adama ou les sorties de Sandrine Rousseau sur les “hommes déconstruits”.

Au-delà de cette caractérisation sommaire, c’est le flou. La droite se saisit du terme pour disqualifier ses adversaires de gauche, en parlant de “wokisme”.  La gauche et l’extrême gauche, notamment aux États-Unis, ne savent plus bien s’il faut conserver le terme, retourner le stigmate ou trouver une autre dénomination (...).

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