« La "sortie de la caverne" devient dès lors le préalable à toute émancipation possible »
Recension de Vide à la demande Bertrand Cochard par A. C. dans Ballast.
L’expansion planétaire des séries, autrefois essentiellement télévisées et désormais disponibles « à la demande » sur des plateformes engendrant chaque année des dizaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires, demeure à l’évidence un phénomène historique insuffisamment pensé. En philosophe s’inscrivant entre autres dans le sillage de Platon et Debord, Bertrand Cochard tente de dégager l’essence de ce phénomène, en mettant justement entre parenthèses le jugement portant sur la qualité esthétique des œuvres. Contre les études qui font des séries des outils d’émancipation, l’auteur montre que leur forme même maintient les spectateurs dans une profonde hétéronomie. Son diagnostic repose en effet sur une réflexion plus large sur la nature du « temps libre » à notre époque, elle-même inséparable de celle du travail. Or l’expression de « temps libre » est trompeuse puisque celui-ci ne nous conduit pas, dans la plupart des cas, vers des activités qui reposent sur l’exercice de notre liberté, mais constitue pour ainsi dire un temps vide dont le caractère « pseudo-cyclique » avait été mis en lumière par Debord. Vide impossible à combler, sauf dans la répétition morbide de la consommation d’épisodes de séries, eux-mêmes calibrés pour susciter et nourrir cette répétition. Mais c’est dire aussi que, par la nature même de l’organisation sociale dans laquelle nous nous trouvons, celle du capitalisme avancé et de la tyrannie du spectaculaire, nous sommes « déjà spectateurs avant même que de regarder des séries », qu’en somme c’est notre aliénation sociale elle-même qui conditionne le règne tentaculaire des séries sur nos existences contemporaines. Rien ne semble pouvoir résister à ce « passe-temps » hégémonique, puisque le spectacle se fonde lui-même en mettant en scène et en désamorçant par là même sa propre critique — l’exemple le plus connu étant celui de la série Black Mirror — dans ce que Cochard nomme « l’archi-spectacle ». D’aucuns célèbrent cette vertu « autocritique » des séries, en glosant sur elles à l’infini, sans voir que celle-ci n’est qu’un simulacre : ces séries ne font rien d’autre que reporter dans un espace séparé du réel des constats — le danger du crédit social, l’effondrement climatique, etc. — à propos desquels nous devrions toutes et tous délibérer en sujets libres. La « sortie de la caverne » devient dès lors le préalable à toute émancipation possible (...).
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