« "La révolte luddite" de Kirkpatrick Sale : briser les machines ou ériger des idoles ? »
Recension de La Révolte luddite de Kirkpatrick Sale par Cédric Monget dans Philitt.
La modération dans le vice est plus difficile que l’abstinence disait Péladan, quelque part. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous ne voyons de moyens d’échapper aux écrans qu’en les brisant et non en les éteignant. Alors, rage against the machines ?
En 2006, les éditions de L’échappée publiaient la traduction d’un ouvrage important de Kirkpatrick Sale, Rebels Against the Future : The Luddites and Their War on the Industrial Revolution : Lessons for the Computer Age (1995). En janvier dernier, cet ouvrage a été réédité, sans modification, en format poche sous le même titre : La Révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation. La dernière partie du titre, qui n’est pas reprise, Lessons for the Computer Age, montre bien toute l’actualité du propos alors que depuis quelques mois, le débat fait rage à propos des images et des textes générés par l’intelligence artificielle. Rappelons d’ailleurs que l’auteur lui-même avait brisé un ordinateur personnel — le « devil’s work » selon lui — lors d’une conférence au moment de la sortie de cet ouvrage, illustrant par exemple le propos du livre et l’idéal de ceux qui en sont l’objet.
Le travail de Kirkpatrick Sale est d’abord, ici, celui d’un historien. Il s’agit pour lui de faire le récit détaillé des événements qui ont secoué le triangle des Midlands au début du XIXe siècle, essentiellement durant les années 1811, 1812 et 1813. Pendant ces trois années, dans la zone délimitée par les villes de York au nord, Manchester à l’ouest et Nottingham au sud-est, des travailleurs de la laine ont brisé les machines qui faisaient perdre toute valeur à leur travail et les acculaient à la misère. Ces actions violentes qui, dans un premier temps, ne visaient que les objets, pas les personnes, étaient accomplies avec beaucoup d’intelligence, nous dit Sale, par des hommes déterminés qui se réclamait d’un chef imaginaire, Ned Ludd.
L’auteur fait preuve d’un vrai talent de conteur dans les chapitres traitant des événements proprement dits. Il sait rendre vivants ces hommes ordinaires qui, au plus fort des troubles, eurent face à eux plus de soldats anglais que n’en avait Wellington pour affronter les armées de Napoléon au Portugal… Par ailleurs, la sympathie réelle et avouée qu’il a pour ces briseurs de machine lui permet de nous faire pleinement entrer en résonance avec ces hommes et leurs idées (...).