« La formation en cours d’une société de castes est un phénomène aux conséquences dévastatrices »
Long entretien d'Eric Sadin sur Faire Sécession, réalisé par Blaise Mao, à lire en intégralité sur le site de la revue Usbek & Rica.
Dans Faire sécession (L’échappée, 2021), son nouvel essai, Éric Sadin appelle à « institutionnaliser l’alternatif » et à développer une « culture de l’opposition catégorique », plus à même selon lui de changer le cours du monde que la simple contestation ou l’insurrection. Entretien avec un philosophe qui croit moins au revenu universel ou au retour de l’État-providence qu’au potentiel des collectifs humains (surtout quand ceux-ci sont de petite taille).
Usbek & Rica : Votre nouveau livre dégomme pas mal de notions dans l’air du temps : le retour de l’État-providence, la réindustrialisation, les assemblées citoyennes, le revenu universel… On sent de l’agacement, voire une certaine colère dans ce livre, plus que dans vos précédents ouvrages. Quel a été son moteur ? Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre-là à la suite de L’ère de l’individu tyran (Grasset, 2020) ?
Éric Sadin : L’Ère de l’individu tyran dressait le constat d’une atomisation et d’une crispation croissantes de la société, résultant de mesures toujours plus implacables instaurées depuis le tournant libéral des années 1980. Celles-ci ayant, pour la majorité, généré désillusions successives, précarité et impression d’inutilité de soi. Cet état s’est vu, à partir du tournant des années 2000, entrecroisé à l’usage des technologies numériques, nous ayant donné l’impression de bénéficier de nouvelles formes d’autonomie. Ce composé étant explosif, car ne faisant que nous renvoyer à nous-mêmes, consolider le dogme de l’« entreprenariat de soi » et nous inciter à continuellement exprimer nos opinions sur lesdits « réseaux sociaux », ayant fini par faire émerger ce que je nomme un « isolement collectif », aux conséquences délétères et dont ne cessons de payer le prix.
À mon esprit, il ne pouvait être question de me cantonner à ce seul diagnostic, mais d’envisager, à la suite, dans quelle mesure nous pouvions nous extraire de ce grand maelstrom et dégager de possibles pistes d’action. Car, nous tous éprouvons à la fois une impression de saturation et une envie de nous engager dans d’autres modalités d’existence. Mais nous manquons de clés pour leur donner des formes concrètes. Et il se trouve que nombre d’idées en vogue s’imposent comme des solutions toute-faites. Ce que je mets en critique, dans la mesure où elles ne tiennent pas suffisamment compte de ces deux dimensions majeures de l’époque : les parts de négativité et de souffrance qui innervent notre quotidien, autant que les pressantes aspirations à expérimenter de nouvelles formes de vie, plus vertueuses, épanouissantes et solidaires.
« Être partie prenante des affaires qui nous regardent », écrivez-vous. C’est ça l’enjeu aujourd’hui ?
Ce dont la plupart ont souffert, c’est de subir des situations sans mot dire, d’être nié dans leur singularité et de ne se vivre que comme des rouages au sein de mécanismes impersonnels. Dimension emblématique dans les méthodes de management – vite étendues au secteur public – qui ont procédé d’une gigantesque entreprise de dépossession des êtres, sommés de répondre à des objectifs définis par des instances tierces. En outre, le fonctionnement de la politique institutionnelle n’a cessé d’entretenir le fait que des personnes sont chargées de gérer les affaires communes, pendant que l’immense majorité se sent réduite au rang de simples spectateurs d’un monde ressortant finalement de forces qui leur seraient étrangères. Ces deux facteurs représentent les causes principales du ressentiment actuel, et alors ne peut dorénavant que s’exprimer le puissant besoin de peser sur le cours des choses, d’être davantage acteurs de nos vies.
Néanmoins, cette aspiration ne peut en rester à un vague souhait, l’enjeu étant de lui donner un ancrage concret. Comment pouvons-nous nous y prendre dans les faits ? Ce que j’avance – c’est là le cœur de mon livre –, c’est que se rendre bien davantage agissant ne peut se formaliser de façon unique, mais appelle à mettre en œuvre diverses modalités. Qui articulent une critique des discours ne défendant que des intérêts privés et qui entendent façonner la société, refus affirmé de certaines situations iniques là où nous évoluons au quotidien, et mise en œuvre de modes d’existence favorisant la créativité de chacun, instaurant des rapports équitables et ne lésant pas la biosphère.
En 2016, Usbek & Rica avait publié une enquête sur la « tentation sécessionniste », explorant notamment les points communs et de divergence entre les zadistes, les libertariens et les transhumanistes, tous sécessionnistes à leur manière… mais minoritaires. Comment une démarche sécessionniste pourrait-elle devenir à terme majoritaire ?
À mon esprit, l’expression « faire sécession » ne suppose en aucune manière de rompre avec l’ordre commun, mais, tout au contraire, de lui redonner tout son sens. Ce, en brisant avec nombre d’habitudes et de représentations qui ne cessent d’entretenir des schémas plus que jamais inopérants, d’assécher nos volontés et de conduire à la sclérose.
En d’autres termes, la grande question qui, aujourd’hui, nous incombe consiste à redéfinir ce que suppose la bonne expression de notre condition politique. Et cela appelle moins d’attente à l’égard de la « grande politique », dont le propre est qu’elle relève de la généralité, comme disait Rousseau, incapable de tenir compte du concret de toutes les expériences vécues. En cela, il nous revient d’élaborer différentes stratégies à même de produire des effets sur le terrain de nos réalités quotidiennes, là où les souffrances se font ressentir, là où tant d’abus ont cours – particulièrement les techniques de management à l’œuvre dans l'économie de la donnée et des plateformes et de la livraison logistique, qui sont proprement indignes. Et là même où l’on peut espérer – en nous y donnant les moyens – voir émerger des formes de vie et des modes d’organisation en commun plus conformes à nos aspirations. [...]
Pour lire la suite de l'entretien : https://usbeketrica.com/fr/article/faire-secession-c-est-redonner-a-l-ordre-commun-tout-son-sens