« Jacques Ellul : quel art et quels artistes en ce monde technique ? »
Recension de L'Empire du non-sens par Jean-Claude Leroy sur le site de Mediapart.
« Aujourd’hui, être ‘‘moderne’’, ne serait-ce pas justement vouloir sortir de la modernité ? »
Connu pour ses écrits sur la technique, Jacques Ellul est assurément, avec son ami Bernard Charbonneau, un précurseur de l’écologie politique. Dès les années trente, les deux compères dénonçaient l’emprise de la technique sur nos vies, l’adaptation devenue nécessaire de l’homme à son égard, et non l’inverse. Puisant à la pensée de Marx ainsi qu’à celle de Kierkegaard, puis encore se situant quelque part entre les évangiles et l’anarcho-syndicalisme, l’œuvre d’Ellul est vaste, qu’on pense à ses écrits remarquables sur la propagande, ses analyses du phénomène révolutionnaire, sans compter toute la partie ouvertement chrétienne du travail de cet intellectuel protestant. Ivan Illich a dit ce qu’il devait à Ellul. Les situationnistes ont échangé avec lui, en grande complicité. Michel Serres l’aurait discrètement repris. Serge Latouche l’a, quant à lui, naturellement introduit dans sa collection Les Précurseurs de la décroissance.
Même si on peut en partie les déduire de sa pensée, on connaît moins les idées d’Ellul sur l’art, et c’est dans L’empire du non-sens qu’il avait eu l’occasion de les exposer, en 1980. Voici que les éditions L’Échappée republient cet essai, quarante ans après la première parution. En fait, c’est avec la grille typiquement ellulienne que se peut lire l’ouvrage. L’auteur regarde l’art avec ses yeux d’impatient spirituel, il ne comprend pas le retard des artistes sur leur époque. Quand on le traite de réactionnaire, il réplique en évoquant les avions à réaction, qui vont plus vite que les autres. Comment se fait-il, en effet, que l’art contestataire s’attache à contester un monde qui n’est plus depuis longtemps, alors qu’il ignore le monde tel qu’il va aujourd’hui, que les avant-gardes se gardent bien d’attaquer, de critiquer même. Se tromper sur la société quand on veut la moquer ou s’y opposer, c’est commettre un mauvais diagnostic et se condamner à échouer. Officiel jusque dans ses marges, l’art d’aujourd’hui ne sauve pas souvent l’honneur, au nom de la lucidité, par exemple. Ou au nom d’une recherche qui serait alors celle d’un sens.
Pour Ellul, la rationalité technique conduit ses adeptes, y compris les artistes dans leur travail de création, à « une conduite irrationnelle de type religieux », ils s’abandonnent très passivement à une idéologie qu’ils seraient incapables de seulement nommer, a fortiori définir. Ellul reprend à maints endroits et approuve Adorno, notamment quand celui-ci constate qu’aujourd’hui « la domination de l’artiste sur la nature doit elle-même apparaître comme nature ». Un discours est produit, seulement un discours, et il n’a prise sur rien, sinon sur lui-même, se reprenant et se contemplant.
Il y a chez Ellul cette observation qui sans doute se fait dérangeante quand elle concerne trop de monde. Le monde des images, qui fait vivre désormais une bonne part de ceux qui se voudraient des travailleurs du sens, ce monde-là n’obéit en fait, le plus souvent, qu’à un principe de réalité immédiate, il se plie aux contingences de la communication. Ce qui n’a évidemment rien à voir avec une opération sur le réel, ni avec la vérité à laquelle se réfère Jacques Ellul, une vérité certes partiale mais qui du moins correspond à une recherche ou à une proposition de… sens. Cette vérité-là, c’est la parole humaine qui la produit, cette parole qui se trouve occultée par un brouillard d’images, le monde de l’image, le nôtre, si volontiers aveuglant ou confusionniste. [...]
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