« Habiter la catastrophe »
Recension de Contre la résilience de Thierry Ribault par Sébastien Navarro sur le site d'A Contretemps.
« Ce qu’il y a de plus terrifiant dans la radioactivité, c’est qu’elle anéantit l’esprit, cela je le sens profondément en moi. Sur la moindre chose de la vie quotidienne, j’ai des doutes. Il n’y a plus aucune certitude. Tout vacille. Tout est faux. C’est ainsi que l’on étouffe les consciences », constate Yasuhiro Abe, responsable du Cinema Forum Fukushima, en cet automne 2012, soit un an et demi après que les cœurs de trois réacteurs de la centrale nucléaire Fukushima Daiichi sont entrés en fusion. Tout vacille, tout est faux, conscience à l’étouffe, ces quelques mots suffiraient presque à condenser le patient et minutieux travail de Thierry Ribault dans son dernier livre intitulé Contre la résilience. Au fil des pages, l’auteur y décortique les pans psychologiques, techniques et politiques de cette résilience, vue comme « technique du consentement ». Aux manettes de cette « cogestion de l’agonie » on trouvera sans surprise les différentes strates des pouvoirs publics nippons, mais aussi des sociétés savantes parmi lesquelles le FURE de Fukushima (FUkushima FUture Center for REgional REvitalization) dont l’ambition est de promouvoir une « cogestion post-catastrophique » par notamment la préconisation de « bonnes pratiques » visant à vivre en bon voisinage avec les radio-isotopes ou bien ces fameux « Dialogues » organisés par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) où de patentés experts invitent des résidents savamment déboussolés à domestiquer, sinon à fuir, tout sentiment de terreur et de désespoir face à la menace radioactive. De la résilience vue comme capacité d’un matériau à retrouver son état antérieur malgré des chocs répétés à celle d’humains invités à repeupler leur territoire souillé par l’empreinte du feu nucléaire, le défi est finalement aussi simple qu’un « rebond » nietzschéen insinuant que tout ce qui ne tue pas rend plus fort.
Vu de France, de cette notion de résilience, nous avons surtout en mémoire les travaux du très médiatique neuropsychiatre Boris Cyrulnik, auteur, entre autres, à la fin des années 1990 d’Un merveilleux malheur, oxymore censé nous inviter à nous inspirer de ces femmes et hommes ayant réussi à se réédifier après avoir enduré des épreuves et des souffrances qui en auraient terrassé plus d’un. De prime abord donc, rien de bien méchant dans ce qui peut apparaître comme une évidente ressource psychique adossée à toute pulsion de vie. On aurait là, disséminées en chacun de nous, les pousses d’une irréductible vitalité qui ne demanderaient qu’à être tutorées afin de nous permettre de faire des obstacles du quotidien autant de tremplins vers un accomplissement toujours plus abouti de sa petite personne. N’en demeure pas moins qu’au prisme de cette psychosociologie individualisante, le tri se fait déjà sentir entre ceux qui auront les ressources de se reconstruire et ceux qui ne les auront pas. Car si la résilience est avant tout un travail sur soi, intériorisation et métabolisation des afflictions, sa distribution parmi les vivants est terriblement inégalitaire. La résilience n’est pas cicatrisation naturelle et universelle, elle s’achemine et se mérite dans la douleur car comme le dit Ribault : « Seul celui qui sait souffrir peut prétendre à la survie. » De là à tisser les contours d’un « eugénisme doux », la tendance d’un énième avatar de type darwinisme social méritait d’être prise au sérieux, surtout quand ses ressorts les plus pervers sont mis en œuvre pour inviter des cohortes de citoyens hébétés à sanctuariser, nolens volens, cet écrin devenu hautement toxique du Tōhoku.
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