« Dissoner ou bifurquer »
Recension de Lettre aux ingénieurs qui doutent d'Olivier Lefebvre par Frédéric Santos sur Le Comptoir.
Il y a deux ans, Célia Izoard publiait un court essai intitulé Merci de changer de métier, où elle exhortait les ingénieurs à cesser de contribuer à la robotisation et la déshumanisation du monde. Olivier Lefebvre était alors l’un des ingénieurs rencontrés et interviewés par Célia Izoard lors de son travail d’enquête de terrain. Sa Lettre aux ingénieurs qui doutent s’inscrit donc dans la même veine, avec cette fois le point de vue direct d’un (ancien) « insider » – qui se livre ici clairement à un exercice d’écriture cathartique.
Olivier Lefebvre livre ici un travail à mi-chemin entre l’essai militant et l’ouvrage de sociologie. À l’aide de nombreux exemples tirés de sa propre expérience dans l’industrie de la robotique ou de la tech, il tente ici d’expliquer les verrous (psychologiques, symboliques, matériels…) qui empêchent une proportion croissante d’ingénieurs pourtant en pleine dissonance cognitive de bifurquer. Ni l’appât du gain, ni nécessairement l’attachement à une position sociale supposément prestigieuse ne jouent un rôle absolument déterminant. L’auteur décrit et théorise en revanche une « pensée ingénieur » (calculatoire, analytique et réductionniste), plus ou moins commune à toute la profession, et qui constitue un frein majeur : par déformation professionnelle, les ingénieurs considèrent souvent leur situation comme un problème d’optimisation sous contraintes, où il s’agit de trouver une trajectoire de vie minimisant la dissonance cognitive tout en restant à l’intérieur du système – et en bénéficiant de ses bienfaits bien réels.
Cette Lettre aux ingénieurs qui doutent constitue une bonne introduction à la littérature technocritique, et fournit au lecteur beaucoup de références utiles et pertinentes. En cela, elle constitue pratiquement un catalogue de pointeurs vers de nouvelles lectures plus théoriques. On pourra néanmoins déplorer qu’il soit nécessaire de mobiliser un tel arsenal de références théoriques pour justifier des positions qui devraient en réalité relever d’une forme assez élémentaire de common decency. Surtout que le parcours de l’auteur lui-même semble démontrer que des circonstances personnelles et intimes extérieures sont parfois de plus puissants moteurs de changement que les échafaudages rationnels – ce qui pose, en creux, la question des formes que doivent, ou peuvent, prendre les modes d’action militante pour convaincre les employés de la tech de « bifurquer » (...).
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