« Cette prose furieuse puise sa force dans son statut d’ultime récapitulation face au désert croissant du non-sens »
Recension de L'Empire du non-sens de Jacques Ellul par A.C. sur le site de Ballast.
Gare à celui ou celle qui pénétrera dans ce dédale d’improvisations géniales, d’intuitions pénétrantes, de critiques puissantes, mais aussi d’insultes gratuites, de raccourcis désolants et parfois même d’une mauvaise foi confondante. Car disons-le franchement : ceci n’est pas un livre fait pour convaincre. En revanche, cette prose furieuse puise sa force dans son statut d’ultime récapitulation face au désert croissant du non-sens, dont notre époque rend compte à travers sa diffusion massive de simulacres et le règne, depuis longtemps déploré, du spectaculaire. Tout comme Günther Anders peu avant lui, Ellul pratique avec énergie la méthode de l’exagération : l’art du XXe siècle serait, dans sa quasi-totalité, un reflet du triomphe de la Technique. Révolutionnaires ou réactionnaires, esprits positivistes ou primitivistes, peintres ou musiciens, sculpteurs ou romanciers… Tal Coat ou Boulez, Robbe-Grillet ou Picasso, Stockhausen ou Mondrian, voilà autant de miroirs polis du non-sens technicien. Non-sens qui se manifeste désespérément à travers plusieurs caractéristiques essentielles : la pseudo-subversion et la pseudo-critique, la théorisation à l’excès et qui se substitue à l’œuvre elle-même, une recherche de l’originaire se confondant avec son envers (l’adhésion à la Technique, encore et toujours), ou encore la gratuité du jeu : « Jouez, jouez, de la flûte, de la peinture ou du théâtre, pendant ce temps le béton se poursuit. » Tout cela pourra paraître outrancièrement schématique et systématique, mais il faut reconnaître qu’Ellul met le doigt, en passant, sur des problèmes fondamentaux dont est aujourd’hui affectée la création artistique. Entre l’insignifiance revendiquée de certaines « œuvres », d’ailleurs souvent scandaleusement onéreuses, et la fascination médiatique qu’exerce une certaine esthétique de la provocation — il n’y a qu’à songer à la récente démarche « artistique » d’un Piotr Pavlenski —, l’on peut en effet se demander si le concept d’art n’a pas reçu quelque coup fatal. [A.C.]
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