« "Ce temps passé devant des séries, nous ne le passons pas à changer le monde" »
Entretien avec Bertrand Cochard, auteur de Vide à la demande, par Laure de Hesselle dans Imagine Demain le monde.
Les séries, à présent disponibles à tout instant et « à la demande », ont envahi nos vies. Devenues une activité culturelle majeure, elles captent une bonne part de notre temps libre. Bertrand Cochard, philosophe, spécialiste de Guy Debord – et spectateur de séries – porte sur elles un regard critique.
Comment les séries se sont-elles imposées comme pratique de loisir aussi dominante ?
— Il y a d’abord une raison conjoncturelle : leur consommation a explosé à l’occasion du confinement et il n’y a pas eu de retour en arrière. Mais les plateformes étaient clairement prêtes à répondre à la demande. Dès les années 2000, de grands cinéastes s’y sont intéressés et elles ont été de plus en plus financées. Les séries sont surtout parfaitement profilées pour s’adapter à notre quotidien. Il y en a pour tous les goûts, dans tous les formats : les courtes pour le trajet dans le métro, celles qu’on peut regarder distraitement en cuisinant, celles devant lesquelles s’installer confortablement le soir… Elles ne réclament pas énormément de concentration ni d’énergie, sont une occupation parfaite après le travail dont nous sortons épuisés. Elles nous permettent de nous oublier nous-mêmes, grâce à l’attachement aux personnages, au suspens, aux péripéties. Nous savons qu’à la sortie nous nous retrouverons à l’identique, mais nous pouvons au moins nous oublier pendant la traversée.
Le rapport au temps est au cœur de nos relationsavec les séries ?
— Le propre de la série est de nous placer dans un tunnel fictionnel dans lequel nous oublions le temps. On appelle « flow » cet état mental agréable dans lequel nous met une pleine concentration dans la réalisation d’une tâche. D’ordinaire, ce flow et le temps qui passe sans que nous nous en apercevions sont la conséquence de l’activité. Or la consommation excessive des séries en fait un but ! Je crois que nous leur demandons de faire passer le temps à notre place. Les zones du cerveau consacrées à la rumination et à l’auto-référencialité sont moins actives. Ça dit beaucoup sur notre rapport au loisir, au travail, aux écrans... Notre accès au temps libre est récent et nous ne savons pas bien quoi en faire. Nous laissons ainsi le soin à une autre activité de le rythmer.
Par ailleurs, un long métrage demande une attention plus soutenue qu’une série : combien disent ne plus pouvoir se concentrer sur un film qui dure 1 heure 30, 2 heures ? De plus, si nous préférons le cinéma, il nous faut à chaque fois réfléchir, faire l’effort de choisir un titre. Une série nous en dispense, aussi longtemps qu’elle dure, c’est rassurant et confortable. Attention, je tiens à dire que je pars de mon expérience de spectateur, c’est une critique du dedans (...).
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