« Bernard Charbonneau : retour en force d’un précurseur de l’écologie politique »
Article consacré à Bernard Charbonneau par Matthieu Giroux dans Marianne.
Certains penseurs sont tellement en avance sur leur époque que la pertinence de leur œuvre ne peut être justement considérée que des décennies plus tard. Précurseur de l’écologie politique et critique de la société technicienne, le méconnu Bernard Charbonneau (1910-1996) fait partie de ceux-là.
Pourquoi faut-il lire Bernard Charbonneau aujourd’hui ? Parce qu’il donne des clés pour penser les crises de notre temps : le changement climatique, l’essor des technologies numériques et la montée des régimes autoritaires. Cet homme au parcours et à la pensée atypiques mérite incontestablement l’attention du lecteur des années 2020. Né en 1910 à Bordeaux où il fait sa scolarité, Charbonneau se lie d’amitié au lycée avec un camarade qui partage les mêmes angoisses que lui : Jacques Ellul (1912-1994).
Ensemble, ils estiment que le développement accéléré de l’industrie, de la technique et de l’État menacent la liberté de l’homme. Un phénomène que Charbonneau nomme « la Grande mue », c’est-à-dire la transformation brutale de nos paysages et de nos modes de vie dans le sillage de la révolution industrielle. « Nous avions découvert, au début des années 30, une convergence de nos inquiétudes et de nos révoltes. Mais il était incomparablement plus avancé que moi. Il avait une connaissance de la pensée révolutionnaire et une appréhension de notre société qui m’éblouissaient. Je me suis mis à son école, dans cette orientation socialiste qui refusait à la fois la mollesse de la SFIO, la dictature du communisme et qui cherchait une voie originale pour la révolution », écrit Ellul en 1985 dans « Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau », article repris dans La Nature du combat (L’Échappée, 2021).
Nature et liberté
Les deux jeunes hommes rejoignent alors l’aventure des mouvements personnalistes, la revue Esprit d’Emmanuel Mounier puis l’Ordre nouveau de Robert Aron et Denis de Rougemont. Mais Charbonneau demeure un penseur singulier qui refuse de s’inscrire dans une tradition intellectuelle précise. Aux yeux de Daniel Cérézuelle, notamment préfacier des rééditions de Je Fus (R & N, 2021) et Feu vert (L’Échappée, 2022) : « Ce qui est fondateur chez Charbonneau, ce n’est pas son appartenance à un courant d’idées. C’est d’abord une extrême fidélité à son expérience sensible du monde et de la vie sociale. Adolescent, il a vu que la multiplication des automobiles chassait les chiens et les chats de sa rue et il a compris que ce n’était que le début, que les choses n’allaient pas en rester là et que l’artificialisation accélérée du monde qui se mettait en place sous ses yeux le priverait progressivement d’un rapport riche avec la nature. »
Thomas Bourdier, qui dirige les éditions R & N, abonde dans ce sens : « Chez lui, toute pensée provient d'un vécu et doit y retourner. En cela, il était très différent de son ami Ellul, dont le style était beaucoup plus académique, mais c'est aussi ce qui fait qu'ils se complètent si bien. » S’il n’appartient donc pas à un courant de pensée en particulier, il peut néanmoins être rattaché à une « famille d’esprits » estime Daniel Cérézuelle : Romano Guardini, Ivan Illich, Jean Giono, Lewis Mumford, George Orwell, Günther Anders, Cornélius Castoriadis… « Ces esprits "frères" ont en commun ce que Guardini appelait "le sens du charnel", l’attention à l’expérience personnelle – et donc sensible – de l’individu. C’est ce "sens de la chair" qui leur a donné un "flair" prémonitoire, capable de voir loin pour identifier les évolutions politiques, techniques, institutionnelles et culturelles qui favorisent la dépersonnalisation moderne ainsi que le ravage des milieux naturels et des campagnes. »
Le cœur de la pensée de Charbonneau réside dans l’articulation entre l’idée de nature et celle de liberté. « [S]i la nature est la condition de la liberté, la liberté est celle de la nature. La nature c’est l’homme, ce qui peut s’entendre dans les deux sens, car, si l’univers se constitue, il passe nécessairement par son intermédiaire. S’il n’y avait pas quelqu’un pour connaître charnellement et intellectuellement la nature, elle n’existerait pas », écrit Charbonneau dans Feu Vert (1980). Plutôt que de considérer, comme les philosophes modernes, que l’homme ne peut être libre qu’en s’émancipant du règne naturel, Charbonneau pense la condition humaine comme une profonde imbrication de la liberté et de la nature. Voilà pourquoi son époque lui parut doublement hostile à l’homme. « Très jeune, Bernard Charbonneau fut convaincu que son siècle serait, et pour les mêmes raisons, celui du saccage de la nature et celui du totalitarisme », souligne Daniel Cérézuelle (...).
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