16/06/23

« "Beaucoup d’ingénieurs doutent, mais ne désertent pas" »

Recension de Lettre aux ingénieurs qui doutent d'Olivier Lefebvre par Gaspard d'Allens dans Reporterre.

Alors que bon nombre d’ingénieurs doutent et connaissent un mal-être au travail, peu d’entre eux arrivent à déserter, analyse l’ex-ingénieur Olivier Lefebvre. Olivier Lefebvre, ancien ingénieur, vit à Toulouse. Il est l’auteur du livre Lettre aux ingénieurs qui doutent paru aux éditions L’Échappée en mai 2023. Il avait déjà témoigné de son parcours dans le livre de Celia Izoard, Merci de changer de métier (Éditions de la Dernière lettre, 2020).

Reporterre — Y a-t-il vraiment beaucoup d’ingénieurs qui doutent ?

Olivier Lefebvre — Il manque clairement une sociologie des ingénieurs en dissonance cognitive. Nous n’avons pas d’étude quantitative sur le sujet, mais je fais l’hypothèse qu’ils sont plus nombreux que ce que l’on imagine et évidemment plus nombreux que celles et ceux qui osent déserter.

J’ai vécu cette situation de l’intérieur en travaillant dans la robotique pendant près de dix ans. Beaucoup de mes collègues se posaient des questions. Très peu étaient crédules sur l’impact de leur travail. La dissonance cognitive est un sentiment largement partagé. Je dirai même qu’aujourd’hui c’est la normalité de la condition d’ingénieurs. L’urgence climatique vient aviver ces doutes. Ce n’est pas tant que les ingénieurs réaliseraient subitement que leur travail est nuisible ou contraire à leurs valeurs, c’est plutôt que la crise écologique fait exploser le cadre. Elle fait voler en éclats les petites routines et narrations justificatrices que l’on s’était construites. Elle crée un sentiment de vulnérabilité, une écoanxiété qui amplifie les questions existentielles. Les souffrances au travail qu’on gardait sous le tapis débordent et le décalage devient trop grand.

Malgré cette dissonance cognitive, très peu d’ingénieurs désertent… Comment l’expliquer ?

C’est tout le sujet de mon livre. Comment se fait-il que la masse silencieuse reste en dépit de ses doutes et parfois d’un puissant mal-être ? Quels sont les freins qui empêchent de déserter ? Pour moi, c’est une question centrale. L’enjeu n’est pas tant de savoir ce qui pourrait faire dévier les ingénieurs de leur chemin tout tracé, mais plutôt de comprendre ce qui les y maintient. J’observe cette tendance dans les médias à se concentrer sur la goutte d’eau qui ferait déborder le vase et qui entraînerait la sortie de route, à romantiser les parcours déviants. Je crois qu’il est plus pertinent de renverser la question. Il y a un enjeu politique à amplifier le mouvement de désertion et pour y parvenir il faut s’intéresser à toutes celles et ceux qui tiennent le système parfois contre leur gré (...)

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