« L’art du XXe siècle est tout entier soumis au règne de la Technique »
Recension de L'Empire du non-sens de Jacques Ellul sur le site de La Revue du comptoir.
Publié une première fois en 1980, L’Empire du non-sens de Jacques Ellul reparaît dans la collection Versus, dirigée par Patrick Marcolini, et agrémenté d’une préface inédite de notre camarade Mikaël Faujour. À travers une critique sociale, culturelle et anthropologique il énonce une thèse simple : l’art du XXe siècle — qu’il s’en défende ou qu’il le revendique, qu’il en soit conscient ou ignorant — est tout entier soumis au règne de la Technique, évacuant toute notion de beau, d’histoire, de sujet, d’agrément, de vie et donc de sens. Et « éliminer le sens de l’art, c’est en réalité éliminer le « pourquoi jusqu’ici l’homme a vécu ». C’est effectivement éliminer l’homme. »
Pour Ellul, le monde technicien tel que nous le vivons aujourd’hui est sans commune mesure avec les siècles précédents, englobant quasiment tous les domaines de la vie en société. De fait, l’artiste et les conditions de la « création artistique » n’échappent pas à ce nouvel état des choses. Quel sens peut donc bien avoir l’art moderne dans cette situation ? Ellul précise qu’il ne cherche pas à « montrer ce qui détermine l’art moderne, mais [à] expliquer pourquoi il est ce qu’il est ». Entre autres bouleversements, la Technique moderne a réduit l’invention esthétique à un simple « jeu parfaitement gratuit, allusif et individualiste » sans se référer à un système symbolique commun, une expérience commune : « L’œuvre de l’Art moderne est de procéder à la rupture radicale entre ces informations indépendantes spécifiques du signe, et le message, qui à la limite doit être exclu. » On supprime donc tout message et toute signification à l’œuvre (considérations d’un autre temps) mais les artistes l’accompagne, paradoxalement, d’une kyrielle d’explications en tout genre « sur leurs intentions, leurs idées, leurs proclamations ». Ellul cite à ce propos le critique Leonid Andreev qui affirmait en 1967 dans la Literatournaya Gazeta, à propos du groupe Tel Quel : « L’art devient le privilège de techniciens experts. On s’acharne à compliquer… L’œuvre se transforme en produit de laboratoire. » Le rapport au spectateur est ainsi biaisé car en faisant reposer la définition du beau (tout du moins de la redéfinition de ce que les artistes contemporains nomment « le beau ») sur un plébiscite (le public doit adhérer massivement) on substitue le critère démocratique par le critère technicien : « est validé ce qui réussit, exclusivement. » Pour Ellul, la revendication de la liberté absolue de l’artiste qu’implique le mot d’ordre « tout est possible, tout est permis » n’est qu’un mépris envers le spectateur car celui-ci n’a pas les codes pour comprendre la démarche du créateur et les logiques complexes qui structurent son œuvre. De même que l’hypocrisie des artistes révolutionnaires subventionnés, en réalité en parfait accord avec les structures capitalistes de la société : « Fêté par toutes les autorités, décoré de toutes les récompenses, admis par tous les régimes, il déclare paisiblement qu’il faut mettre la subversion partout. » Excluant le processus de symbolisation et de distanciation présent dans l’art classique, la Technique produirait ainsi « un tout idéologique à l’égard duquel l’homme ne peut plus prendre aucune distance ».
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